vendredi 22 juillet 2011

La mort dans la forêt.

Dans quelle société vivons-nous ? J'ai appris à ne m'étonner de plus grand-chose, mais il y a des étonnements auxquels on ne peut pas échapper. Les médias révèlent qu'il y a eu 25 suicides à l'ONF, Office national des forêts, depuis 2005, et quatre ce dernier mois. L'information me laisse interdit, consterné, troublé.

L'interprétation donnée, presque convenue, c'est que la crise qui frappe le travail dans notre société et le malaise qui en résulte sont si puissants qu'ils poussent à la mort jusque dans les forêts. Cette thèse est tellement énorme que je lui résiste. Si la vérité était celle-là, c'est que notre monde serait profondément pourri ... Depuis les débuts de l'humanité, les gens travaillent, le plus souvent durement, mais se tuent généralement pour de tout autres motifs que leur travail.

Je veux rester calme, rationnel, je me réfugie donc dans les chiffres, les calculs : 9500 agents travaillent à l'ONF, 25 ont mis fin à leurs jours en à peine 6 ans. Statistiquement, est-ce peu, est-ce beaucoup, est-ce normal ? Je n'en sais rien, mais je sais seulement que les statistiques sont bien souvent trompeuses, abusives. Après tout, si l'on s'intéressait aux suicides dans d'autres professions, peut-être ferions-nous d'aussi sinistres découvertes ?

Et puis, est-il légitime de rapprocher un acte privé, intime, tragiquement mystérieux, et une appartenance professionnelle, en établissant un lien de cause à effet entre celle-ci et celle-là ? J'hésite, je doute, je crois qu'il faut être très prudent. Mais il faut bien se risquer à une explication et rien n'empêche de faire des hypothèses. Admettons que le travail soit à l'origine du geste fatal : sa compréhension n'en serait pas pour autant beaucoup plus rationnelle, s'il est permis de trouver une raison d'abréger sa vie.

En effet, les salariés de l'ONF sont des gardes-forestiers, magnifique métier au milieu de la nature, dans la beauté des paysages, un lieu de vie, animale et végétale, pas un lieu de mort. Que l'univers de France-Télécom soit perçu comme kafkaïen et ubuesque jusqu'à vouloir le fuir et en mourir, je l'admets plus volontiers, quoique en me forçant un peu, tellement le pire des métiers ne me semble pas justifier d'en finir avec l'existence.

La routine administrative, le stress induit par les nouveaux critères de rentabilité, la pression sociale de la hiérarchie et des collègues de travail, le dédale et la laideur des couloirs, les bureaux gris et anonymes, la perte de sens de ce qu'on fait, tout cela constitue un creuset incontestablement mortifère. Mais le soleil, le vent, les couleurs et les odeurs des plantes, des arbres et des fleurs, cet environnement respire la vie, ne peut que l'encourager !

J'ai écouté, j'ai lu attentivement les commentaires, pour lever un morceau du voile. Il y a des faits objectifs : en 25 ans, l'Office national des forêts s'est séparé d'un tiers de ses agents. La menace de perdre son emploi expliquerait-elle, du moins sur des esprits fragiles, l'acte désespéré ? Je n'y crois pas. D'autres secteurs professionnels ont subi d'importantes réductions d'effectifs sans qu'on y remarque ce genre de tragédies.

Il y a une explication subjective, psychologique, là-aussi répercutée par les médias : l'isolement ! Oui, un garde-forestier exerce une activité relativement solitaire, comme le gardien de phare ou le berger de montagne. Mais la mentalité grégaire développée par notre société serait-elle si forte que la solitude en deviendrait insupportable et mortelle ?

D'autant qu'on n'est jamais vraiment seul dans la vie, qu'il y a la famille, les amis et que le métier ne fait pas le tout de l'existence. Il serait d'ailleurs paradoxal que notre monde de la communication, avec ses nouvelles technologies, soit un monde de tragique solitude, même si c'est un lieu commun de le déplorer. Et puis, a-t-on oublié que la solitude pouvait aussi avoir du bon et que le contact avec les autres amenait parfois à désespérer d'eux et par contrecoup de soi ?

Mes doutes, mon incompréhension ne sont donc pas effacés par ma réflexion en quête de rationalisation. Les remèdes proposés par l'administration des forêts ont le mérite d'exister mais me paraissent dérisoires, incapables de répondre à l'énigme douloureuse des suicides : "accompagnement personnel", "soutien des agents les plus fragiles", "évitement des situations d'isolement". Les mots d'aujourd'hui sont faits pour rassurer ; ils ne guérissent sans doute pas de blessures secrètes, très anciennes et peut-être inconsolables.

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