mercredi 16 avril 2014

Cabezas fait son cinéma



Le temps d'un soir, hier soir, le musée Antoine-Lécuyer s'est transformé en cinéma. Le grand écran a pris place au milieu des grands tableaux. Les images figées se sont mises à bouger. Son conservateur, Hervé Cabezas, est devenu à la fois directeur, ouvreuse et présentateur. A son habitude, il a très bien fait les choses, accueillant les spectateurs, les plaçant et introduisant la séance. Les premiers rangs étaient réservés, comme il se doit, aux personnalités (je ne vous dirai pas lesquelles, il fallait être là !), par des affichettes à leur nom sur les sièges. En l'écoutant commenter le film, avec sa volubilité naturelle, Hervé Cabezas m'a fait penser au cinéphile Claude-Jean Philippe, qui venait présenter à la télévision, tout à la fin de l'émission de Bernard Pivot Apostrophes, le film du Ciné-Club qui suivait (mais notre conservateur est plus bel homme).

Hervé Cabezas nous a fait un très beau cadeau, puisque c'est l'un des plus beaux films du monde, La grand illusion de Jean Renoir. Son intervention a commencé par une petite pique envers la presse locale, qui a employé le mot de "festivités" à propos du centenaire de la Grande guerre. Ce n'est pas bien grave, mais un conservateur de musée est, par fonction, un homme pointilleux, qui ne plaisante pas avec les mots : célébration ou commémoration lui auraient sans doute mieux convenu. Une boucherie ne peut pas être une fête. Ceci dit, il ne sert à rien de se fâcher avec les journalistes (laissons ça aux politiques, qui sont des experts en la matière), et j'ai bien envie de proposer à monsieur le conservateur d'être son attaché de presse ...

La grande illusion ! Ce qui est formidable, unique en son genre, c'est que tous les personnages de ce film, y compris les seconds rôles, sont fondamentalement bons, dérogeant ainsi au principe qu'on ne fait pas de bonne littérature (ou de bon cinéma) avec de bons sentiments. Sauf que dans le film de Renoir, les bons sentiments sont profonds, authentiques, émouvants, alors que dans l'art comme dans la vie, ils sont souvent fadasses, faciles, sinon hypocrites.

Ce qui est bouleversant, c'est que cette oeuvre tout entier tournée vers le bien, sans une once de méchanceté (Renoir le communiste va jusqu'à porter un regard attendri sur ses ennemis de classe, les aristocrates), est tournée à une époque où se lève le mal, nazisme et stalinisme, où s'approche le mal absolu, guerre et génocide.

Ce qui est tragique, c'est que l'art ne change pas le monde (Hervé Cabezas, homme d'art, ne sera peut-être pas d'accord avec moi) : La grande illusion, triomphe de bonté et de lucidité, n'aura aucunement influé sur le cours de l'Histoire, n'aura hélas pas modifié le comportement des hommes. Guerre, racisme, inégalités, le plus beau film du monde ne peut donner que ce qu'il a, la beauté, mais ne peut pas transformer la réalité. C'est pourquoi La grande illusion nous rend à la fois confiant dans la nature humaine, foncièrement bonne, mais mélancolique quant à la fatalité de l'Histoire, foncièrement mauvaise.

A quand le prochain film, monsieur le directeur, pardon, monsieur le conservateur ? En attendant, retrouvons-nous au musée Antoine-Lécuyer, le 26 avril, à 14h00, pour un décryptage de la Pensée aux absents, le tryptique de Devambez.


Vignette 1 : sur l'écran, Gabin et Dalio
Vignette 2 : dans la salle, le public attentif

2 commentaires:

Erwan Blesbois a dit…

J'ai un peu le sentiment que ceux qui pensent que la nature humaine est foncièrement bonne sont des privilégiés. Si on a été cassé par l'homme, on ne peut pas être bon, et l'on ne peut même pas apprécier la bonté dans l'homme, on ne peut plus la goûter. Mon médecin me dit que la nature humaine est bonne, et je me dis qu'il dit cela parce qu'il a été privilégié par les circonstances. Même si il dit des choses intelligentes, je ne peux m'empêcher de penser qu'il s'agit d'un imbécile heureux. Hitler avait sans doute le sentiment d'être bon.

Erwan Blesbois a dit…

Si la nature humaine est bonne alors le mal est une pathologie, une déformation de la nature, une erreur. Mais on pourrait dire aussi que dans un monde foncièrement mauvais, c'est la bonté qui est l'exception, qui est peut-être même la maladie, car conduisant à l'inadaptation, donc à la disparition.