mercredi 15 octobre 2014

Moati, vous et moi



J'aime beaucoup, depuis toujours, le documentariste Serge Moati. Dans son genre, il a inventé un style : intimiste, subjectif, décalé, qui tranche complètement avec le documentaire politique lourdingue, militant, pédagogue, barbant. Ce qui est formidable, génial même, c'est que Moati, tout en partant de sa propre sensibilité, nous fait ressentir une vérité, beaucoup plus que ne le ferait un film édifiant, professoral, historique. Et puis, c'est un homme de gauche, ce qui ne gâche rien.

Hier soir, la chaîne France 2 nous a gratifiés de la dernière oeuvre en date de Serge Moati, "Adieu Le Pen", sensationnelle ! Il nous livre des instants pris sur le vif, des rappels de discours, avec une forme d'empathie qui révèle la famille Le Pen, bien mieux que ne le ferait une dénonciation. Du coup, ma détestation de ces gens-là s'en trouve renforcée : à voir leur gueule, à entendre leur voix, à se souvenir de leur propos, tout me les rend odieux. Leur médiocrité, leur vulgarité, leur obscénité à mes yeux les condamnent sans appel. Le sourire de la fille qui montre ses petites dents de rongeur, sa tronche de femme alcoolique quand elle s'adresse à son public : qu'il est bon de les voir en gros plan, de pouvoir les haïr à son aise.

Les Le Pen sont de gentils fascistes, mais des fachos quand même. Historiquement, idéologiquement, ils se rapprochent de Mussolini, auquel le père physiquement ressemble (menton en avant, arrogance, trogne souvent hilare, grotesque, Le Pen c'est un Mussolini raté) : culte du chef, rejet de l'étranger, obsession de l'ordre, hystérie de la nation. Pas des nationalistes (Barrès, Péguy, Maurras, c'était quand même autre chose). Pas des populistes non plus (Poujade, c'est différent). Non, des fascistes, tout simplement. Et je regrette que la gauche n'ose plus le dire haut et fort, parce qu'elle craint les procès et surtout le jugement des électeurs (ceux qui votent Le Pen ne sont pas toujours fascistes, mais ils votent pour des fascistes).

Serge Moati ne fait pas que des films ; il écrit aussi des livres, mais là, avec son "Le Pen, vous et moi" (chez Flammarion), je suis moins enthousiaste, et un peu inquiet. Il nous confie la sympathie personnelle qu'il éprouve à la fréquentation du Mussolini français, le charme qui se dégage de l'homme, la culture dont il fait preuve, la bonhomie qui est la sienne. Non, je ne peux pas être d'accord. D'abord, parce que Le Pen ne me séduit pas, ni ne me fait rire. Surtout, parce que je connais la force terrible de la sympathie, de la rigolade : flatter quelqu'un dans le sens du poil, mettre les rieurs de son côté, jouer les braves types, c'est tellement facile, c'est tellement trompeur. Le Pen filmé par Moati, c'est une consécration : le facho a tout intérêt à l'amadouer, à le mettre dans sa poche.

En politique, je les repère vite, les marrants, les sympas, ceux qui vous tapent sur l'épaule en copain, qui vous paient un coup à boire en toute générosité, qui sont prêts à parler comme vous : démagogues, opportunistes, intéressés, qui vous trahissent dès que vous avez le dos tourné. Je crois que Serge Moati s'est laissé embobiner, qu'il n'a pas su retenir ses sentiments. Heureusement, son documentaire le sauve et rachète en quelque sorte le livre.

Il aurait dû pourtant se souvenir de ce que lui avait dit François Mitterrand en 1981, juste avant le débat avec Giscard à la télévision : ne pas serrer la main du président en exercice, ne pas discuter avec lui, pour ne pas entrer en empathie avec l'adversaire, ne pas succomber à l'admiration qu'il peut provoquer. En politique, ce n'est pas un mot violent qui tue : c'est un doux sourire, un regard complice, une main sur l'épaule. Pour ma part, je préfère être âpre, désagréable, crispant, mais vrai : poil à gratter, pas poil à caresser.

A ce propos, j'ai une anecdote. En 1998, pour les élections législatives, je suis assesseur dans un bureau de vote du XIXe arrondissement de Paris. Arrive, parmi l'équipe, un représentant du Front national. Les sourires se figent, les regards le fuient, les mains se détournent de lui. Mais le facho a tout prévu : il sort une petite boîte de chocolats, il en offre à tous les membres du bureau, qui n'osent pas le lui refuser. De fil en aiguille, le type parle, s'installe, sympathise, se fait accepter, certains même rient avec lui : il a gagné ! Une seule personne, dans son coin, refuse de prendre le chocolat, de lui parler et de rire, quelqu'un de pas sympa du tout, distant, renfrogné : moi.

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