jeudi 4 décembre 2014

Le monde sans pépé



Pas facile hier soir d'animer le débat autour du dernier film de Benoît Delépine et Gustave Kervern, Near Death Experience, tellement la matière est riche, tellement il y a de choses à en dire. A la première projection, j'ai pris trois pages de notes bien serrées, preuve qu'il s'agit d'un bon film (parfois, pour d'autres, trois lignes, et c'est fini). A mes yeux, c'est un film parfaitement houellebecquien, non seulement parce que Michel Houellebecq en est l'acteur quasi principal, mais surtout parce que les thèmes sont ceux que l'écrivain exploite depuis une quinzaine d'années dans ses romans.

Le récit, c'est un type qui veut mettre fin à sa déprimante existence, qui redécouvre à cette occasion la nature sauvage, qui a du mal à passer à l'acte ... et je ne vous dis pas la suite, pour préserver la surprise. En filigrane à cette histoire, il y a toute une critique de l'homme contemporain : la société actuelle nous invite à être séducteur, sportif, bon conjoint, dynamique, drôle, toujours jeune, copain avec nos enfants, performant au travail et au lit, soucieux de notre santé, bref tout ce que le personnage incarné par Houellebecq déteste, tout ce que l'écrivain dans ses livres conteste, tout simplement parce que ce modèle d'homme moderne est impossible, anxiogène, déprimant, aliénant.

En contrepoint, Paul (le nom du héros) a la nostalgie de son grand-père, "pépé", qui, à 56 ans, était vieux, heureux de l'être, n'attendant plus que la retraite, sans grands désirs, vivant dans une forme de sagesse aujourd'hui oubliée. Dans "Les particules élémentaires", le roman qui l'a fait connaître, Michel Houellebecq nous parlait avec la même émotion de sa grand-mère, à une époque où il y avait encore des "mémés", qui travaillaient dur, faisaient leur devoir, prenaient la vie comme elle venait, acceptaient leur sort de "mémé" et ne songeaient pas à s'en plaindre (dans la même approche, il faut lire "Mémé", le témoignage de Philippe Torreton). Plus de mémés désormais : place aux "sexygénaires" et aux cougars, qui bossent, qui baisent et qui voyagent !

"Near Death Experience", c'est aussi la nostalgie de l'enfance, la nôtre, dont le souvenir nous rend à la fois heureux et mélancolique, le goût des joies simples (jouer aux petits coureurs cyclistes, au "je te tiens, tu me tiens par la barbichette ..."). "On reste ensemble à cause des enfants", pensent bien des couples : "on reste en vie à cause des enfants", dit Paul (Michel Houellecbecq). Mais il y a aussi la sensualité de l'instant, le plaisir à exister, quand Houellebecq hume, caresse, contemple, embrasse, désire sa dernière cigarette (qui ne sera pas consommée, faute de feu).

Contrairement à ce qu'a dit un spectateur, ce film qui met en scène un déprimé n'est absolument pas déprimant. La mort elle-même, qui justifie le titre du film, devient libératrice et douce, grâce à la découverte d'une divinité féminine d'un genre nouveau, du nom charmant d'endorphine, cousine de Morphée : avant de rejoindre définitivement le néant (Delépine et Kervern ne sont pas des spiritualistes), nous avons droit à deux minutes de bonheur, de relâchement orgasmique en prélude au sommeil éternel.

J'arrête là, je pourrais continuer longtemps à commenter ce film, qui est plein de trouvailles dans la mise en scène et dans les dialogues. Mais le mieux est d'aller le voir. C'est drôle, grave et déconcertant, on en sort avec beaucoup de questions et de nombreuses idées. C'est au cinéma de Saint-Quentin toute cette semaine.

11 commentaires:

Erwan Blesbois a dit…

D'égal à égal avec Benoît Delépine, l’idole de toute une génération qui a grandi avec "les guignols" et "Groland". L'habitude que tu as désormais de côtoyer les artistes les plus divers, le tout sans trac. Tu es devenu un grand, mais tu l'étais peut-être déjà depuis longtemps. La classe quoi ! Non décidément ce garçon n'appartient pas à la classe moyenne. Et en plus il n'est pas satisfait de lui-même, il voudrait être sénateur.

Emmanuel Mousset a dit…

Sénateur ? Tu rigoles, Erwan ... Je ne suis même pas capable de devenir simple conseiller municipal, pourtant à la portée de n'importe quel plouc. Mes camarades ne me confieraient pas la place de dame pipi. Faut dire qu'ils sont dans la merde ...

Erwan Blesbois a dit…

"Plus de mémés désormais : place aux "sexygénaires" et aux cougars, qui bossent, qui baisent et qui voyagent !" : je t'interdis de parler de ma mère ! Blague à part je pensais que ma mère était une sorte de copyright, un modèle unique, eh bien non, elle est dans la norme. Je suis le fils d'une femme "normale", mais particulièrement méchante, comme celle de Houellebecq d'ailleurs. Quand on a une mère comme la mienne, et si toutes les femmes sont désormais ainsi, on comprend Zemmour, et autres forces de réaction qui montent si fortement aujourd'hui ( peut-être une mode passagère d'ailleurs).

Emmanuel Mousset a dit…

Ta mère était tout simplement une femme d'avant-garde. Mais attention : Houellebecq ne condamne pas "la" femme en soi, à la différence de Zemmour. Il a été élevé par sa grand-mère, dont il dit le plus grand bien. Mon cher Erwan, as-tu eu un pépé ou une mémé ?

Erwan Blesbois a dit…

Ma mère n'"était" pas, elle "est" encore, dois-je le regretter ou m'en réjouir ? Sinon oui j'ai eu 3 pépés et 3 mamies ( dont deux pièces rapportées mais qui me considéraient comme leur petit-fils), des vrais grands-parents, présents, d'un autre temps du côté de mes grands-parents bretons, d'un temps où on lavait encore son linge au lavoir, où ma grand-mère passait sa journée à travailler ; le jour où elle n'a plus réussi à travailler, elle est morte très rapidement.

Erwan Blesbois a dit…

Je ne trouve pas ma mère plus épanouie que ma grand-mère ; ma mère a constamment un rictus de haine sur le visage en ma présence, ma grand-mère était toujours souriante. L'une est une femme soi-disant libérée, post-soixante-huitarde ; mais elle méprise son propre fils et plus généralement ses origines, donc toute sa famille. Quant à me grand-mère maternelle soi-disant opprimée, elle était bonne, elle savait aimer les gens de sa famille, elle avait reçu, assez peu d'ailleurs du fait d'une histoire personnelle assez dure (orpheline de père et mère), et elle savait transmettre, et répandre le bonheur autour d'elle. Si tu appelles le passage de ma grand-mère à ma mère, un progrès, quelque chose d'avant-garde ; alors une fois de plus je comprends les forces de réaction. Si tu penses qu'à travers ma mère, c'est "la" femme qui se dévoile enfin après des siècles d'oppression, alors "la" femme est un être abject ; et les Grecs avaient mille fois raison de les tenir éloignées de la vie publique.

Erwan Blesbois a dit…

Certains iront même jusqu'à s'inventer des mères odieuses pour paraître géniaux, c'est peut-être moi le problème, pas ma mère.

Anonyme a dit…

Une histoire de famille triste mais que vient - elle faire ici dans la PICARDIE maintenant vendue au NORD pour une cocotte de moules et un plat de frites ??

Marie a dit…

et si on revenait au film;
Emmanuel tu écrits pour l'homme pépé :
la société actuelle nous invite à être séducteur, sportif, bon conjoint, dynamique, drôle, toujours jeune, copain avec nos enfants, performant au travail et au lit,

et pour la femme mémé:

place aux "sexygénaires" et aux cougars, qui bossent, qui baisent et qui voyagent !"

Tu ne serais pas un peu pour ne pas dire beaucoup macho?
tu me déçois !!!

Emmanuel Mousset a dit…

Je ne suis pas l'auteur du film : les dialogues sont de Delépine et Kervern, sur une libre inspiration de Houellebecq, qui décrit et critique la société telle qu'il pense la voir.

Erwan Blesbois a dit…

Houellebecq a une mère qui est certainement perverse narcissique. La perversion narcissique, c'est la modernité du caractère (le plaisir avant tout, l’idolâtrie du moi), avec la méchanceté en plus. Pour ma part je suis un peu un Calimero, car mon père est un pervers monstrueux, et ma mère a des côtés pervers. Sinon rien à dire des hommes et des femmes modernes, si ils échappent à la perversion; qu'ils vivent leur vie, à égalité entre hommes et femmes. Pour ce qui est des pervers de plus en plus nombreux dans notre société basée sur l'idolâtrie du moi, et l'égoïsme primal de l'individu, il faut autant que faire se peut, les combattre. Les combattre ne veut pas dire les éliminer, les repérer enfants ou ados, et tenter de les éduquer, les soigner quand ils sont adultes. Même si le propre du pervers est de ne pas reconnaître sa pathologie, et de ne pas vouloir se faire soigner. La perversion narcissique c'est le mal contemporain, au même titre que le nazisme fut le mal dans les années 30.