samedi 24 janvier 2015

Le grand échiquier



Il est rare que je regarde la télé jusqu'à deux heures du matin. Hier soir, oui, exceptionnellement : c'était l'hommage rendu par Frédéric Taddéï à Jacques Chancel, disparu en fin d'année, auquel j'avais alors consacré un billet. L'animateur a fait revivre, pour une soirée, l'émission culte, le grand échiquier. C'était formidable, au début peut-être un peu coincé, mais très vite un climat jovial s'est installé sur le plateau, sur fond de grand orchestre philharmonique, comme à la belle époque. Car Chancel, c'était d'abord un style, une ambiance, faite de culture et de décontraction, que Taddéï a parfaitement su reproduire, avec un plaisir et une émotion personnels évidents.

Seul reproche à mes yeux, mais Frédéric Taddéï n'y est sans doute pour rien : l'heure tardive (22h45) et l'émission pré-enregistrée. Le grand échiquier initial était en direct, à partir de 20h30, pouvant parfois se prolonger durant quatre heures. Notre service public de télévision a vraiment évolué dans le mauvais sens ! Je ne sais pas si c'est la volonté politique qui est à incriminer, ou toute une société qui a changé, qui n'a plus les mêmes attentes. La culture est de moins en moins présente dans les débats électoraux, y compris au plus haut niveau. C'est dramatique, surtout pour la gauche, qui pendant longtemps avait fait de la culture un thème de campagne privilégié.

Je vous invite à revoir ce grand échiquier, qu'il ne sert à rien de décrire. L'art ne se raconte pas. Simplement, l'occasion a été donnée de récuser tout soupçon d'élitisme, préjugé que cette émission pouvait traîner. Qui se souvient que des chanteurs très populaires y ont participé, par exemple Johnny Halliday et Michel Sardou ? Jacques Chancel n'était d'ailleurs pas un intellectuel desséché ou un cultureux abscons : son amour très concret et très populaire pour le sport le prouve. Des sportifs ont été parmi ses invités, à une époque où ceux-ci n'étaient pas encore les stars d'aujourd'hui.

Frédéric Taddéï a mené cet hommage de façon magistrale, ce qui n'était pas gagné d'avance. Son coup de génie, c'est qu'il a su marier les séquences d'autrefois avec des artistes d'aujourd'hui, trop jeunes pour avoir connu l'émission. Et puis, il y a eu le témoignage des anciens, 40 ans après, pas si changés que ça, je pense en particulier au merveilleux et malicieux numéro de duettistes entre Jacques Weber et Francis Huster, qui ne sont pas si vieux, mais qui ne sont plus jeunes. Autre émotion temporelle : l'intervention de Nicolas Bedos, dont le père Guy a fait lui aussi les grandes heures du grand échiquier.

L'émission s'est spontanément terminée sur un mot qui lui convient si bien : élégance. Taddéï a confié que Chancel souhaitait que son émission fétiche soit reprise, et par lui, Taddéï, qui a conclut par un : c'est fait. Visiblement, il aimerait, et pas seulement le temps spécial d'un hommage. Elégance aussi que de donner la parole, juste après, à l'épouse de Jacques Chancel, qui a dit quelques paroles discrètes et justes, sans chercher à s'imposer.

J'ai parfois l'impression que le grand échiquier appartenait à un autre monde, une autre époque, où la culture était populaire, où l'élégance était de mise sans risquer de se voir taxer d'élitisme, un monde où la télévision ne raisonnait pas en part de marché ou en taux d'audience. Même les rires et les applaudissements étaient différents en ce temps-là, moins unanimes et moins pavloviens. Je veux bien croire aussi que ce monde n'a pas encore complètement disparu, qu'il n'est pas vain de se battre pour lui, que Frédéric Taddéï en serait aujourd'hui un de ses meilleurs continuateurs.

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