dimanche 5 avril 2015

Une bizarrerie française



L'excellent hebdomadaire Le un, original par sa pagination (une grande feuille pliée en quatre), au contenu toujours intéressant, fête son premier anniversaire, en s'interrogeant sur la gauche, ses origines, son identité, son avenir (en vignette). La tonalité est très social-démocrate : la parole est donnée, par exemple, à Michel Rocard et Pascal Lamy. La social-démocratie ! Refoulée, oubliée, interdite pendant un siècle dans la gauche française, alors qu'elle se répandait et se banalisait dans toute la gauche européenne. Même le mot de "social-démocrate" était tabou au sein du PS : ceux qui l'étaient n'osaient pas le dire ! Aujourd'hui, tout le monde l'utilise et s'en revendique, à l'exception de l'aile gauche.

L'historien Michel Winock revient sur cette bizarrerie française, ce tabou, ce non dit, dans une contribution qui est sans doute la meilleure du numéro. Il rappelle quelques paradoxes : Guy Mollet et la SFIO détestaient la social-démocratie, mais s'alliaient, sous la IVe République, aux démocrates-chrétiens ou à la droite libérale pour gouverner le pays. A côté, les sociaux-démocrates d'aujourd'hui sont beaucoup plus purs, plus exigeants, moins prompts à la compromission en matière d'alliances ! Comme quoi l'ouvriérisme et l'opportunisme se sont souvent accordés ...

Autre paradoxe énoncé par Michel Winock : "ce qui ressemblait le plus à une social-démocratie, c'était le Parti communiste [pourtant stalinien] qui, lui, formait avec la CGT et ses multiples organes associatifs, une contre-société à l'allemande". C'est que la social-démocratie est tout autant un type d'organisation qu'un discours idéologique. En France, depuis 30 ans, le PS est social-démocrate dans ses idées, mais pas dans ses structures. Tout le problème à résoudre est là, et pas dans un débat théorique entre réformistes et révolutionnaires, qui a été tranché depuis bien longtemps.

L'existence d'une aile gauche anti-social-démocrate n'y change rien : elle est condamnée à la minorité, au rôle de poil à gratter. Ce n'est pas avec ça qu'on fait une politique. C'est pourquoi, très souvent sur ce blog, j'aborde la question de l'organisation du parti, sa transformation, qui est pour moi la clé de tout, d'autant que le mouvement de rénovation est en marche depuis plusieurs années, mais ne va pas assez loin.

Michel Winock revient sur le cas personnel de François Mitterrand, père fondateur du Parti socialiste actuel (l'historien vient d'en publier une nouvelle biographie). S'il n'était pas social-démocrate, c'est par indifférence des questions idéologiques, tout concentré qu'il était sur les considérations tactiques et la prise de pouvoir. Mais, une fois parvenu à la tête de l'Etat, il s'est plié sans problème à la pratique social-démocrate. Disons qu'il faisait de la social-démocratie, mais sans sociaux-démocrates !

Ce qui a fait mal, encore aujourd'hui, ce sont certaines paroles trompeuses, opportunistes, tactiques, comme cette fameuse, prononcée le 11 juin 1971 à la tribune du congrès d'Epinay : "celui qui n'accepte pas la rupture avec la société capitaliste, celui-là, je le dis, il ne peut pas être adhérent du Parti socialiste". Pour mettre une salle dans sa poche, il n'y a pas mieux ; pour gouverner un pays, il n'y a pas pire (sauf quand on s'appelle Lénine, mais ce n'était ni le nom ni l'intention de Mitterrand). La radicalisation conduit forcément à la déception, puis à l'échec. Si on appliquait aujourd'hui la définition de Mitterrand, il n'y aurait plus grand monde au Parti socialiste ...

Même bad trip au Bourget, en 2012, lorsque François Hollande sort cette formule qu'on lui ressortira désormais toute sa vie : "mon véritable adversaire, c'est le monde de la finance", stupidité qu'un homme de gauche pouvait facilement éviter, en proclamant que son adversaire c'était le chômage, l'injustice, la pauvreté : il n'en aurait été pas moins homme de gauche pour autant, mais plus réaliste, plus crédible, moins démagogue.

Michel Winock termine l'entretien sur le qualificatif de social-libéral, qu'on adresse souvent à la politique du gouvernement, plus particulièrement à celle d'Emmanuel Macron. Il n'y voit pas de grande différence théorique avec la social-démocratie : dans les deux cas, c'est un socialisme qui s'accorde avec l'économie de marché. Ce que je pense, c'est que l'épithète social-démocrate, qui servait autrefois à insulter un socialiste français, a été remplacé aujourd'hui par social-libéral, depuis que la social-démocratie a cessé d'être un terme polémique et disqualifiant. Quand social-libéral aura reçu à son tour une acception positive, les adversaires des socialistes, de l'extérieur ou de l'intérieur du parti, auront d'autres expressions en réserve : social-traitre ou social-fasciste, par exemple. L'Histoire repasse les plats, même quand ils sont refroidis.

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