vendredi 15 mai 2015

Faire un pont



Vous vous souvenez de la chanson de Dick Rivers, je ne sais plus en quelle année : Faire un pont / Pour de bon / Lui donner / Ton prénom / Le traverser / Pour t'embrasser / Faire un pont / Pour de bon. C'était une jolie chanson. Vous devinez pourquoi elle me revient à l'esprit : faites-vous ce vendredi le pont ? C'est aussi une jolie expression, faire le pont. Un pont, généralement, enjambe une rivière et évoque un paysage bucolique. Et puis, il y a faire, construire de ses propres mains un pont, comme les soldats britanniques dans le roman de Pierre Boulle construisent le pont sur la rivière Kwaï. Faire un pont, c'est courageux, c'est ingénieux et c'est très utile. Sauf que faire LE pont, c'est complètement différent, c'est même l'inverse : on ne fait rien du tout, on ne travaille pas, entre deux jours fériés.

Faire le pont, c'est sans doute une jolie expression, mais c'est aussi quelque chose de très contestable, d'un peu idiot même : pourquoi s'arrêter de travailler parce que deux journées de congés sont séparées par 24 heures ? Où sont la logique et la justice ? Si vous me dites qu'un jour, ce n'est pas beaucoup, que ce n'est donc pas la peine de retourner travailler pour un délai aussi court, je ne vous suis pas dans ce raisonnement-là : une journée de travail, ce n'est pas rien, on peut en faire, des choses, en un jour. D'ailleurs, dans les pays étrangers, est-ce qu'on fait le pont ? Je me demande si l'expression existe dans leurs langues ...

Non, le seul argument honnête et rationnel en faveur du pont revient aux adeptes de la civilisation des loisirs, du farniente et du divertissement : la vie n'est pas faite pour travailler mais pour se distraire, toutes les occasions sont bonnes à saisir, dont celle du fameux pont. Et puisque que la société entière, depuis les années 60, adhère à cette philosophie de l'existence, bien-être, confort, week-end, voyage, vacances, tous les Français sont favorables au pont, défendent son principe et souhaitent en bénéficier.

Au fait, vous devez vous demander si moi-même je fais aujourd'hui le pont ? Non, les enseignants ne font pas le pont. Et pourquoi donc, puisqu'ils ne vont pas dans leurs écoles, collèges ou lycées, qui sont fermés ? D'abord, parce que les cours ont été déplacés : dans mon établissement, nous travaillons deux mercredis matin, pour rattraper les deux demi-journées du vendredi. Ce n'est donc pas un pont rigoureusement parlant : le terme désigne un jour vaqué, un bénéfice brut en quelque sorte, qui n'est pas compensé à un autre moment.

Ensuite, ce n'est pas tant le pont des enseignants que des élèves : en effet, depuis plusieurs années, leur taux d'absentéisme est très élevé durant ces journées intercalées entre deux congés. Il ne servait à rien d'enseigner devant des classes au moins à moitié vides. Par efficacité, mieux vaut ne pas sacrifier ces heures de cours et les mettre ailleurs dans la semaine. Enfin, pour les enseignants autant que pour les élèves (c'est ce que j'ai rappelé aux miens mercredi), notre temps de travail ne se mesure pas uniquement à notre présence en classe. Aujourd'hui, chez moi, je vais corriger le dernier devoir de l'année, pendant que mes élèves vont réviser leurs épreuves du baccalauréat (en tout cas, je compte sur eux ...).

Tout ça pour vous dire aussi à quel point j'ai été désolé et irrité par la façon dont a été relatée la grève de mes collègues de l'académie de Toulouse et l'explication maladroite d'un responsable syndicale. Un fonctionnaire n'a pas à discuter : quand sa hiérarchie lui demander d'aller travailler, il y va, sans se poser de questions. Quant au droit sacré de grève, il est dévoyé quand on l'utilise pour faire un pont en quelque sorte sauvage, sans autorisation. La grève sert à revendiquer, pas à s'attribuer un congé. L'impression donnée est très fâcheuse aux yeux de l'opinion : le responsable syndical a mis en avant qu'une possibilité de pont avait été évoquée par le rectorat il y a quelques mois, puis abandonnée, qu'entre temps les enseignants avaient réservé leur week-end prolongé.

Et si on disait tout simplement la vérité, telle que je l'ai exposée dans le paragraphe précédent ? Le pont des enseignants n'est pas pour convenance personnelle, mais par nécessité scolaire et souvent à la demande des parents, qui sont les premiers consommateurs de temps libre. La ministre a bien fait de clore cette mini-polémique en instaurant pour l'an prochain le pont pour tous, mais qui ne sera toujours pas, avec le système de rattrapage des cours, "un pont pour de bon". Tant pis pour Dick Rivers.

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