mercredi 31 août 2016

La Grande Peur des bien-pensants



Hier, la démission d'Emmanuel Macron m'a d'abord laissé dubitatif (voir billet précédent) : il ne faut pas transiger avec le soutien au président de la République et la solidarité gouvernementale, surtout à quelques mois d'une élection présidentielle. Je n'aimerais pas que Macron devienne à son tour un vulgaire "frondeur". Mais non : ses explications à Bercy et sur TF1 m'ont rassuré, ce n'est pas le chemin, forcément tortueux, qu'il prend. Il a rendu hommage au chef de l'Etat, à son Premier ministre et à l'action du gouvernement, sans émettre la moindre critique : c'est l'essentiel. Quant à sa candidature à la prochaine présidentielle, il s'y prépare, c'est certain, c'est son droit et il a repris sa liberté pour cette raison-là. Mais je suis persuadé qu'il ne se présentera pas contre François Hollande, qu'au contraire il lui apportera beaucoup si celui-ci décide de se représenter.

Quant au fond, comment ne pas être d'accord avec Emmanuel Macron ! Il y a la méthode : vouloir construire d'abord un projet de société, passer seulement ensuite au choix du candidat qui le portera. C'est la bonne méthode ! La droite et la gauche font le contraire : elles mettent en place un système de primaires qui fait se déchirer les personnes et qui relègue au second plan l'élaboration d'un projet commun. La politique s'en trouve discréditée aux yeux de nos concitoyens !

Le système politique, justement : c'est là où Macron vise juste, où il est le plus fort, où il peut élargir son audience dans les mois qui viennent. Ce système ne marche plus, est vermoulu. Les partis politiques sont devenus des appareils qui moulinent dans le vide, qui brassent du vent, qui s'opposent artificiellement. Résultat : l'extrême droite fait des scores affolants, elle s'apprête à figurer une fois de plus au second tour de l'élection présidentielle. La radicalité de Macron est moins économique que politique : c'est le système actuel qu'il veut changer.

Economiquement, nous connaissons sa philosophie : le social-libéralisme, l'idée que le libéralisme économique peut se conjuguer avec le progrès social. C'est là où le gouvernement aurait pu et dû aller plus loin. Je pense à la loi El Kohmri, dont la première version était excellente, mais qui a été vidée de sa substance à force de compromis stériles qui, au bout du compte, ne satisfont personne, ni syndicats, ni patronat. Bien sûr, Macron a réussi à libéraliser le transport par autocar et à étendre le travail dominical. Mais ce sont des avancées encore insuffisantes par rapport à ce que pourrait apporter une véritable révolution social-<i>libérale.

Libérer les forces économiques, ouvrir les secteurs protégés, casser les privilèges corporatistes afin d'obtenir une baisse massive du chômage, de redonner du pouvoir d'achat aux salariés, de réintégrer à la société les exclus, de réduire les inégalités entre ceux qui ignorent la crise et ceux qui la subissent de plein fouet, oui, voilà un projet audacieux pour une social-démocratie renouvelée.

Sur le "ni droite ni gauche" qu'on lui prête à tort, Emmanuel Macron a de nouveau été très clair : la droite et la gauche existent, correspondent à des traditions historiques et intellectuelles parfaitement respectables, et l'ancien ministre lui-même se définit comme "un homme de gauche". Mais la vie politique actuelle ne peut pas se réduire à ce clivage. Là encore, le regard de Macron est pertinent. Ce qui fait notamment le succès de l'extrême droite, c'est qu'elle échappe aux clivages traditionnels.

Surtout, ce qui semble évident, c'est que des convergences sont avérées, par exemple sur l'Europe mais pas seulement, entre centre-gauche et centre-droit. A contrario, qui ne voit qu'à l'intérieur du Parti socialiste s'affrontent des points de vue totalement irréconciliables (sauf au moment de se répartir les places et les investitures) ? C'est à cette confusion que Macron veut mettre fin. C'est néanmoins ce qu'il y a de moins novateur dans sa démarche : il y a bien longtemps, dans certains pays d'Europe, comme en Allemagne, que gauche social-démocrate et droite libérale parviennent, dans certaines circonstances, à travailler et à gouverner ensemble.

Ce séisme dans notre culture politique, qu'Emmanuel Macron compte bien provoquer, ne peut susciter que les réactions négatives du système. Hier et encore aujourd'hui, les critiques ont été nourries. Je m'en réjouis, c'est bon signe. Même le sage Juppé a senti son chapeau à plumes voler : il s'est départi de son habituel modération pour faire un commentaire acide et parfaitement inutile. Macron parviendra-t-il au bout de sa longue marche ? Je n'en sais rien, tant son initiative est inédite, iconoclaste et risqué. Mais nous serons nombreux à marcher avec lui.

Sur TF1, cet homme jeune, moderne, à la culture financière et numérique, a fait spontanément une référence archaïque, tout à la fin, qui est à mes yeux son rosebud, la clé qui explique sa personnalité : il a cité Bernanos ! Qui connaît aujourd'hui Bernanos ? Qui sait que cet homme n'est pas un sportif ou un chanteur, mais un écrivain, catholique de droite, anticonformiste, défenseur de la Commune, adversaire de l'Espagne franquiste et du régime de Vichy ? Qui lit encore Bernanos aujourd'hui, à part Macron, moi et quelques autres ? Il est l'auteur d'un ouvrage magistral, paru en 1931 : "La Grande Peur des bien-pensants". Et si c'était ça, au fond, que combat Macron ? En tout cas, depuis 48 heures, les bien-pensants, par leurs cris d'orfraie, lui rendent un bel et involontaire hommage. Leur Grande Peur, c'est la remise en cause d'un système sur lequel repose leur pouvoir.

mardi 30 août 2016

Suivre ou non Macron ?



J'apprends à l'instant la démission d'Emmanuel Macron du gouvernement. Avant d'en savoir plus, sous réserve de plus amples explications de sa part, je suis dans l'immédiat partagé entre quatre sentiments : la surprise, la tristesse, la perplexité et l'embarras.

La surprise parce que je ne m'y attendais pas du tout : Macron défend avec bonheur et utilité sa différence, mais en étant resté jusqu'à présent fidèle au président et au gouvernement. Bien sûr, il y avait la rumeur, mais en politique je la méprise depuis toujours : la vérité, l'information oui, la rumeur non.

La tristesse, parce que toute démission est un échec : partir, c'est reconnaître qu'on n'a pas réussi à faire passer ses idées. Quitter une équipe pour laquelle on a beaucoup travaillé, c'est désolant. Surtout, c'est un coup dur pour François Hollande, qui n'avait vraiment pas besoin de ça.

La perplexité, parce que la question de la cohérence est posée : Macron est le principal inspirateur de la politique économique actuelle, qu'il voulait bien sûr pousser plus loin. Mais est-ce une raison suffisante pour partir ? J'ai tendance à croire que non. Il y a peut-être des motifs que nous ignorons ...

L'embarras, parce qu'il me faut maintenant choisir : faire de la politique, c'est suivre quelqu'un, et quand on est militant, prendre sa défense. Les lâches, les hypocrites et les malins ne se prononcent pas, attendent de voir la suite et retombent toujours sur leurs pattes, du côté où se trouve le pouvoir. J'ai bien des défauts, mais j'espère échapper à celui-là ! Ca n'enlève pas l'embarras.

Dans l'ordre de la discipline et de la fidélité, je me dois de soutenir François Hollande, dont j'approuve la politique, et que je pense être le candidat naturel de la gauche gouvernementale. Mais dans l'ordre des idées t de la cohérence intellectuelle, je suis au côté d'Emmanuel Macron, parce que c'est celui qui a théorisé et pratiqué le plus et le mieux cette social-démocratie qui rebute tant la gauche française et à laquelle j'ai pourtant toujours adhéré. Entre la discipline et les idées, il faut donc choisir. Aucun choix n'est parfait en politique, et celui-ci est particulièrement déchirant. Mais spontanément, je n'hésite pas : les idées l'emportent sur la discipline, même si j'aurais préféré que les choses se passent autrement.

Que s'est-il passé pour qu'Emmanuel Macron en arrive à prendre une décision aussi grave et aussi contestable ? C'est un homme libre, honnête, réfléchi, pas opportuniste : il part en toute conscience, volontairement, pas comme Montebourg et Hamon, qui se sont fait virer comme des malpropres, qui seraient sans doute encore ministres s'ils n'avaient pas déconné. Je crois que Macron, lui, a été dépassé par les événements. Non pas par faiblesse personnelle, mais parce que la vie politique ne doit pas grand-chose aux individus et presque tout aux événements et aux circonstances.

Macron, devenu ministre, populaire et médiatique, s'est pris au jeux (sérieux, terriblement sérieux) de la politique, en mettant en avant (et en marche !) ses idées, fondant son propre mouvement, s'attirant beaucoup d'adversité et d'hostilité dans son propre camp (et quelques compliments fielleux dans le camp d'en face). Une logique de différenciation s'est installée, s'est accentuée et a fini par l'emporter, jusqu'à l'ultime conséquence de cet après-midi. Un petit écart de différence est devenu progressivement, presque inconsciemment, un grand écart de rupture. Les commentaires ce soir seront sans doute nombreux, la volaille va s'agiter. Mais c'est l'avenir, et lui seul, qui dira si Emmanuel Macron avait raison de faire ce qu'il a fait. Comme toujours en politique.

lundi 29 août 2016

La vérité est dans la banalité



C'est un mouvement à peu près inconnu, la banalyse, et pour cause, puisque son centre d'intérêt était la banalité, ce que précisément on ne remarque pas, qui ne laisse aucune trace, qui n'exerce pas d'influence. Ses membres tenait un congrès annuel dans un endroit que je connais bien, le viaduc des Fades, entre Montluçon et Clermont-Ferrand, où j'allais en voyage d'enfants de chœur, au début des années 70. A l'époque, la sortie était exceptionnelle et l'endroit remarquable : qui le connaît aujourd'hui, qui en a entendu parler ? Les congressistes banalystes se réunissaient sur le quai de la gare et attendaient les trains. Leur rassemblement n'avait pas d'objet, comme toute banalité qui se respecte. Ils venaient là non pas pour passer le temps, mais pour voir le temps passer. Le rendez-vous s'est prolongé de 1982 à 1991, la banalité finissant par venir à bout d'elle-même (elle vient à bout de tout).

On l'aura peut-être compris : la banalyse est dans le prolongement du situationnisme, de la critique de la société du spectacle, où rien ne doit être banal mais toujours nouveau, excitant, divertissant. Sauf que les situationnistes étaient des créatifs, des militants, ce qu'interdit la banalité. Du coup, je crois que ce dernier mouvement est métaphysiquement plus profond. Il pose une question que j'ai souvent traitée en café philo : Qu'est-ce que je fais là ? La banalyse répond : rien. Ou mieux, elle ne répond même pas. Son ontologie est celle du non-être, de la vacuité profonde de l'existence. Cette position philosophique va à l'encontre de la société contemporaine, qui transforme la banalité en événement (l'affaire du burkini), alors que nous devons à la vérité de dire que c'est l'événement qui recèle en son fond une incurable banalité.

C'est là où nous touchons à la politique. La banalité y règne en maître, quand on y regarde de près. Les discours sont souvent les mêmes, les hommes, les comportements, selon une logique de la répétition, qui se cache sous de prétendus événements, en réalité non-événements. La banalyse montre que l'ennui régit nos vies, qu'on dissimule en s'inventant des faits faussement exaltants. L'existence est partagée entre deux attitudes : ne rien faire ou faire semblant.

En politique, ce serait frappant si ce n'était pas si banal : réunions, allocutions, prises de position sont d'un ennui qu'on ne peut pas dire mortel puisque c'est lui qui fait vivre. Cet ennui peut aussi sembler monstrueux, s'il n'était pas très ordinaire. Réussir en politique, c'est se taper des tas de rencontres inutiles avec des tas de gens inintéressants, en laissant croire que tout ça est fondamental et formidable : c'est une religion.

C'est dans la banalité de l'existence que les individus révèlent ce qu'ils sont, pas dans les situations lyriques ou héroïques, contrairement à l'opinion commune (qui justement veut faire oublier ce qu'elle est, par des pensées soi-disant élevées). Personnellement, quand je veux saisir quelqu'un, je m'inflige l'effort, souvent torturant, d'aller sur sa page Facebook : et là, on a tout compris, hélas ...

Paradoxalement, il y a une puissance de la banalité, dans son inertie même. Les régimes communistes se sont écroulés sous eux, pas à cause de coups de boutoir portés de l'extérieur. Ils ont été les victimes de leur propre ennui. Quand je suis allé en RDA en 1987, j'ai vu à quel point la banalité la plus grise et la plus triste dominait partout. La vie démocratique n'en sort pas non plus indemne : banalité et médiocrité vont de concert. Dans les partis, il est recommandé de faire profil bas, de s'habiller couleur muraille, d'avoir une bonne dose de mimétisme en soi pour réussir. L'agitation des leaders, l'excitation des périodes électorales font oublier la terrible banalité de l'activité politique : saluer les uns, complimenter les autres, signer des documents qu'on lit à peine, d'un parapheur dont on ne cesse pas de tourner les pages.

Mon billet d'hier était volontairement d'une extrême banalité : des échanges convenus sur le quai d'une gare entre deux personnes qui n'ont rien à se dire. Ma chronique dans la presse gratuite essaie de capter, sous mon œil exercé, des faits sans intérêt que je trouve grand intérêt à évoquer. Je suis un banalyste qui ne dit pas son nom, parce que ce terme est trop compliqué pour être digne de banalité.

Si vous voulez poursuivre cette réflexion, vous pouvez réécouter l'émission de ce jour sur France Inter, La marche de l'Histoire, diffusée à 13h30, dont l'invité était l'un des initiateurs de la banalyse, Yves Hélias. Vous pouvez lire aussi avec profit l'ouvrage collectif "Eléments de banalyse", paru en 2015, aux éditions Le Jeu de la règle. Je vous préviens : il fait 608 pages, pas banales, sur la banalité, qu'il faut quand même se taper, aussi banalement qu'une réunion ou qu'un discours politiques. Mais justement : c'est la banalité qui rend fort, parce qu'elle est non pas le sel de l'existence, mais sa fadeur universelle.

Je vous adresse mes salutations les plus banales (en la matière, les formules de politesse sont édifiantes).

dimanche 28 août 2016

Rencontre avec un ex



C'était il y a quelques jours, en descendant du train, sur un quai de la gare du Nord. D'abord, je ne l'ai pas reconnu, je n'étais pas sûr que c'était lui. De son côté, je crois bien qu'il a eu la même incertitude. Et puis, nous nous sommes rapprochés et je l'ai remis, sans hésitation. Allions-nous nous parler ? J'ai bien cru que non. Quelqu'un qu'on n'a pas vu depuis longtemps, qu'est-ce qu'on a à lui dire ? Mais surtout, c'est un ex : il était au Parti, il n'y est plus. Son courant n'était pas le mien. Un camarade n'est pas un ami, un ex-camarade n'est plus rien du tout. Je ne sais même pas pourquoi il est parti. En politique, quand la page est tournée, on n'y revient pas, on ne se connaît plus, on change même parfois de trottoir pour éviter la gêne de se croiser.

Je suis quand même allé vers lui, et lui vers moi : on s'est un peu souris. Salut, comment ça va ? Des banalités de ce genre-là, de la surprise quand même, de se retrouver ici, par hasard, au milieu des voyageurs. Alors, mon esprit a remonté le temps, très facilement (c'est fou comme on oublie certaines choses et comme d'autres sont gravées à vie). C'est en 1999 que je l'ai vu pour la première fois. Il représentait un courant de l'aile gauche, Dray à l'époque. Dans l'Aisne, le créneau était occupé par les poperénistes. A ce moment-là, ce sont les majoritaires qui dominaient et qui souhaitaient tout de même ouvrir le bureau fédéral aux minoritaires, mais pas aux poppys, jugés trop sectaires, que les rockys ne supportaient pas, à moins que ce ne soit l'inverse (que mes lecteurs qui s'étonnent de ce vocabulaire énigmatique et désuet fassent une petite recherche sur internet, la vie politique interne au Parti socialiste dans les années 70 et 80 du siècle dernier). C'est à mon ex qu'ils se sont adressés : "il est gentil", m'a confié alors un chef. Traduction : inoffensif. En tout cas, lui était content : à la table du bureau fédéral, on s'étaient poussés, on lui avaient fait une petite place, tout au bout. Désormais, tout mino qu'il était, il faisait partie des dirigeants.

Quand j'y repense, mais aujourd'hui seulement, je comprends que l'essence de la politique est là-dedans : vouloir, accepter et conserver une place, n'importe laquelle, un strapontin inconfortable ou une chaise en bout de table. Ce jour-là, c'était physiquement, visuellement flagrant. Mais une déformation professionnelle me rendait aveugle, encore un peu maintenant : j'ai, à tort, la faiblesse de croire au primat des idées. C'est un miroir déformant, qui ne correspond pas à la réalité. Sans une place, qu'est-ce qu'on fait en politique ? On ne fait rien, on ne fait pas de politique. Il faut avoir beaucoup d'humilité intéressé pour se soumettre à cette loi. Avoir une place, c'est faire son trou, être reconnu, accepté, peut-être même estimé. Mais il ne faut pas trop non plus en demander : l'essentiel est d'inspirer confiance, même une fausse confiance. Celui qui accepte une place montre qu'il est comme les autres, qu'il partage le même langage, celui du pouvoir, et aussi qu'on a prise sur lui.

Etre au bureau fédéral, ce n'est bien sûr pas grand-chose, mais c'est quand même un petit quelque chose. Il n'y a pas de petit pouvoir comme il n'y a pas de petit profit. On ne crache pas sur une place qu'on vous propose ; en politique, c'est discourtois, offensant, pire : incompréhensible. C'est comme certains titres aristocratiques ou maçonniques : ça ne renvoie pas à grand-chose, mais ça en impose. L'ex n'en est pas resté à ce niveau. Quand on cherche une place, qu'on en obtient une, on continue de monter à l'échelle, il n'y a pas de raison de s'arrêter. Mon ex est devenu conseiller régional, dans une majorité de gauche, donc élu à un assez haut niveau. Là, ça devenait sérieux, du lourd, comme disent nos jeunes. A ce moment-là, je ne l'ai plus trop suivi. J'ai donc profité de cette rencontre inopinée pour lui demander comment ça s'était passé. Au point de notre conversation, je le trouvais désabusé, fatigué du Parti. Mais là, dans l'exercice d'un mandat, n'avait-il pas obtenu satisfaction ?

Eh bien non ! Comme quoi on croit atteindre un sommet et on est finalement déçu. Nous n'avons pas discuté très longtemps, mais j'ai cru comprendre qu'il s'était senti petit Axonais perdu au milieu des Amiennois. Je crois surtout que mon ancien camarade a fait en politique l'expérience la plus étrange et la plus désagréable qui soit : être au pouvoir et ne pas avoir le pouvoir ! Ce qui représente beaucoup d'inconvénients pour bien peu de dédommagements. Seuls quelques vice-présidents relèvent la tête. Son amertume vient essentiellement de là, pas tant de la social-démocratisation du PS, même si elle n'est pas à son goût.

J'ai souvent fait ce constat, assez surprenant : les ex-élus évoquent rarement leur mandat passé, leur travail, leur réalisation. Même quand on quitte le pouvoir, on peut être fier de ce qu'on a fait, en parler, défendre son bilan, non ? C'est rarement le cas, comme s'il n'y avait pas de bilan, d'action, comme si la politique était seulement un exercice de présence, de représentation, où l'on valide des choix faits par d'autres ou par l'administration.

J'en reviens à cette histoire de place, qui est fondatrice en politique : on finit par en trouver une qui est libre, vide, qu'on peut alors occuper. Mais je me demande si cette place vide ne le reste pas, même quand on s'y est installé, et si on la laisse aussi vide en partant qu'en arrivant. Voilà mes impressions spontanées, en écoutant l'ex. Ce n'est bien sûr pas très optimiste sur l'action politique. C'est pourquoi j'ai voulu le quitter en lui parlant d'autre chose, du soleil, du ciel et de la vie. Et puis, je me suis posé intérieurement une question : je lui dis, oui ou non, que je suis Macron ? C'aurait été retomber dans la politique, au moment de se séparer, et aussi le contrarier un peu, quoi qu'il connaisse mes idées depuis le début. Que croyez-vous que j'ai fait ? Je n'ai pas pu m'empêcher, alors qu'il aurait été mieux de conclure sur le soleil, le ciel et la vie ... Mais peut-être que lui et moi, on ne se reverra plus jamais, le monde n'étant pas si petit que ça.

samedi 27 août 2016

La droite ne croit plus en Dieu



Je n'ai pas l'impression que nous ayons tous saisi que cette semaine a vu se produire, dans notre paysage politique, un retournement historique. Il faut parfois du temps pour prendre conscience d'une rupture, pour en mesurer l'impact, pour apprécier la portée d'un événement. Mais il y a des évidences qui s'imposent dès maintenant : depuis plus de deux siècles, l'un des marqueurs qui distinguait fondamentalement la gauche de la droite, c'était le rapport à la religion (peut-être beaucoup plus que les positions économiques et sociales, parce que la foi touche à l'intime). C'est terminé.

La droite, dans le prolongement de l'Ancien Régime, fondait sa défense de l'ordre établi sur le respect de la religion, comme source de morale et de discipline. A l'inverse, la gauche, avec Marx mais avec bien d'autres, effectuait une critique souvent radicale de la religion, commune au courant laïque comme au courant révolutionnaire, la considérant comme une source d'oppression et d'aliénation. C'est ce rapport à la religion qui a été complètement retourné, inversé cette semaine. Cette métamorphose de la droite, nous la devons au départ à la présidence de Jacques Chirac : en abolissant le service militaire, puis en interdisant les signes religieux à l'école, il aura rompu avec les deux emblèmes de la droite séculaire, le sabre et le goupillon.

La défense de la liberté religieuse, c'était la droite. Désormais, c'est la gauche, et même l'extrême gauche, ce qui est proprement inouï, quand on y pense. Depuis que Nicolas Sarkozy et plusieurs personnalités de droite ont proposé une nouvelle loi interdisant les signes religieux dans une grande partie de l'espace public, depuis que l'extrême droite veut étendre la loi de 2004 à la totalité de cet espace public, c'est bien la liberté religieuse qui est menacée, son exercice étant réduit à l'espace purement privé, intime, individuel, comme autrefois dans les régimes communistes (sauf que la France demeure une démocratie, que la droite reste dans une démarche légale et non pas violente). Une droite devenue bolchévique au plan religieux, qui l'eut cru ? Je n'exagère ni ne caricature, la décision du conseil d'Etat est très claire : les arrêtés dits "anti-burkini" constituent "une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales". On n'ose imaginer le jugement de ce même conseil d'Etat, dans l'éventualité d'un retour de la droite au pouvoir, proposant d'interdire les signes religieux sur la voie publique (même avec les exceptions et les précautions d'usage).

Ce retournement historique n'est pas non plus totalement surprenant. Le soutien de la droite à la religion n'a jamais été une adhésion spirituelle, mais une instrumentalisation politique : la religion comme garant de l'ordre social, comme défense de la tradition. L'Eglise catholique n'a pas été dupe de cette manipulation, lorsqu'elle a condamné en 1926 l'Action Française de Charles Maurras, un peu l'équivalent du Front national actuel, l'intelligence en plus. Quand on se souvient qu'il n'y a pas si longtemps, les fêtes du FN s'ouvraient sur la célébration d'une messe intégriste, l'interdiction totale de tous les signes religieux, prônée aujourd'hui par ce parti, laisse songeur.

Drôle d'ironie de l'histoire : c'est à la gauche qu'il revient aujourd'hui la mission de défendre la liberté religieuse en France, le droit à son expression publique, notamment par le port de vêtements de son choix. A droite, il faut tout de même noter une remarquable exception : Alain Juppé, qui s'oppose à une "loi de circonstances" bannissant le burkini ou, de fait, tout autre signe religieux (ou interprété comme tel). J'écrivais hier que l'honneur de la République était sauf. J'ajoute aujourd'hui que l'honneur de la droite est sauvé par Alain Juppé, qui a dénoncé la mesure liberticide du projet Sarkozy et consorts.

Quelles seront les conséquences de ce retournement historique ? Il faut les attendre chez les premiers concernés, les religions, les religieux et les fidèles de France. Comment vont-ils réagir ? Quel va être le comportement électoral d'un catholique pratiquant, qui vote majoritairement à droite, devant des candidats qui veulent exclure toute manifestation d'appartenance religieuse de la société ? On peut penser qu'il y aura malaise dans cet électorat. A moins que les catholiques se convertissent à l'islamophobie, comme ils l'étaient à l'antisémitisme jusqu'à la fin de la Seconde guerre mondiale ? J'en doute un peu, comparaison n'est pas raison. La Bretagne catholique et rurale a longtemps résisté au vote FN, alors que le nord ouvrier et agnostique y succombait : c'est un signe.

Les réactions après le crime de Saint-Etienne-du-Rouvray, le calme et la maîtrise de l'épiscopat, la fraternisation jusque dans les églises entre catholiques et musulmans prouvent que nous n'allons pas vers une guerre civile qui ne dirait pas son nom, et c'est tant mieux. Là encore, mettons à l'honneur Alain Juppé : il a parlé d' "identité heureuse", et je m'y reconnais. Le "vivre ensemble", c'est pour le bonheur de tous, pas pour son malheur. Hélas, Nicolas Sarkozy et une bonne partie de la droite (je ne parle même pas de l'extrême droite) ont choisi de défendre une identité nationale crispée, dramatisée, parfois hystérisée. En tout cas, qu'ils ne viennent pas nous faire le coup des "racines chrétiennes de la France", parce que ceux qui inquiètent aujourd'hui les religions et leur liberté d'expression, ce sont eux, les soi-disant partisans de l'identité nationale chrétienne.

Le plus surprenant dans cette affaire, c'est que la droite s'en prend à la religion dans une société sécularisée comme elle ne l'a jamais été ! Au Moyen Age, sous l'Antiquité, dans n'importe quelle région du monde, la religion était présente, influente, déterminante, sous une forme ou sous une autre (on pourrait même remonter jusqu'à la Préhistoire !). Nous vivons au contraire dans une civilisation moderne, occidentale à peu près étrangère à la religion, qui confond un sapin de Noël avec un symbole chrétien, qui croit qu'une crèche purement décorative dans un centre commercial est un acte de prosélytisme ! La plupart des églises sont vides, le culte musulman demeure très minoritaire, plus souvent motivé par un retour à la tradition, une façon de se singulariser que par un authentique élan spirituel. Surprenant, mais là encore, surprenant à moitié : plus une société est étrangère à un phénomène collectif tel que la religion, moins elle en supporte le reliquat. Quand nous sommes habitués au silence, le plus petit bruit nous dérange et nous voulons à tout prix le faire taire.

vendredi 26 août 2016

L'honneur de la République est sauf



Le titre de ce billet est un peu grandiloquent, je l'admets. Mais il est justifié. Dès le premier arrêté anti-burkini, j'ai écrit que l'esprit de la République était bafoué et que la loi ne l'autoriserait pas. Mais le droit, même constitutionnel, permet des subtilités juridiques qui réservent parfois des surprises. Il n'y en a pas eues, tant mieux : le Conseil d'Etat a invalidé aujourd'hui l'arrêté qui, honteusement, contredit ce qui nous tient le plus à cœur : les droits de l'homme, la laïcité, la liberté d'expression, la simple tolérance.

Le plus grave dans cette triste affaire, qui n'aura pas fait honneur à notre pays aux yeux du monde, ce sont les divisions au sein du gouvernement. Autant je peux comprendre que des différences s'expriment sur les questions économiques et sociales, autant les valeurs républicaines devraient unir fortement la gauche. La preuve que non, hélas. Hommage aux deux ministres, deux femmes (ce n'est pas un hasard) qui ont condamné avec le plus de fermeté et de lucidité ces odieux arrêtés : Najat Vallaud-Belkacem et Marisol Touraine. La ministre de l'Education nationale a été particulièrement incisive : les libertés individuelles sont remises en cause, la parole raciste est libérée, le lien entre burkini et terrorisme est mensonger. La ministre de la Santé a ajouté que la laïcité n'était pas le refus des religions. Après ça, je ne vois rien d'autre à dire.

En revanche, quelle déception dans le commentaire du chef de l'Etat, qui a fait ce que je déteste par dessus tout en politique : s'abstenir, attendre, renvoyer tout le monde dos à dos. "Ni provocation, ni stigmatisation", a-t-il dit : non, trop facile, et faux. Dans l'affaire du burkini, il n'y a aucun provocation et que de la stigmatisation. A moins que François Hollande, par le mot de "provocation", n'ait désigné les 30 maires qui ont pris ces arrêtés et qui jettent ainsi de l'huile sur le feu. Auquel cas je serais d'accord avec lui. Mais j'attends quand même d'un président de la République, de droite ou de gauche, ancien ou actuel, qu'il défende les principes de la République, que la légitime attente de la décision du Conseil d'Etat n'empêchait pas.

Manuel Valls est allé beaucoup plus loin, en soutenant carrément les maires populistes et démagogues, en sur-interprétant le burkini comme signe d'asservissement de la femme. Je ne suis pas surpris, venant de lui, admirateur de Clémenceau et représentant d'une gauche qui place l'autorité avant toute autre forme de considération. Mais venant d'Emmanuel Macron, qui lui aussi a rallié le camp du soi-disant ordre public, alors là, les bras m'en tombent : quand on se veut libéral en matière économique, il faut l'être aussi en matière de mœurs et admettre que les femmes sur la plage, que cela plaise ou non, s'habillent comme elles l'entendent (ou se déshabillent comme elles l'entendent), pourvu qu'aucune contrainte, dans un sens ou dans un autre, ne s'exerce sur quiconque. Qu'importe, tous auront été désavoués par le Conseil d'Etat, l'honneur de la République ce soir est sauf, et c'est l'essentiel.

jeudi 25 août 2016

Je m'appelle Edouard Philippe



C'est un formidable documentaire politique (un genre pas évident), diffusé sur France 3 le 10 août, "Edouard, mon pote de droite", de Laurent Cibien (2015). Edouard Philippe, un nom pas encore très connu, mais qui ne saurait tarder à l'être. Il était hier l'invité de la matinale de France Inter : maire du Havre et porte-parole d'Alain Juppé pour la prochaine présidentielle. L'intérêt de ce film passionnant, c'est qu'il a été réalisé par un ami d'enfance de l'homme politique, de gauche lui. Le générique donne l'ambiance : un pastiche d'Amicalement vôtre, avec les deux vies opposées qui se déroulent à l'écran en quelques dizaines de secondes. Le ton est annoncé : décalé, curieux, libre. La question : comment accède-t-on au pouvoir aujourd'hui ? L'occasion : les municipales de 2014. Un deuxième volet est prévu, sur la campagne de l'an prochain, nationale cette fois.

Le pouvoir aujourd'hui ? Pas si différent d'autrefois : le féodalisme. Quelqu'un vous chauffe la place, il suffit d'attendre. Après, bien sûr, il faut faire ses preuves, et ce n'est jamais gagné d'avance. Au Havre, Antoine Rufenacht a pris Edouard Philippe pour dauphin, qui a fort bien réussi, puisqu'il a été réélu dès le premier tour, dans une ville ouvrière et anciennement communiste (le parallèle avec Saint-Quentin est également intéressant). Quoi qu'il en soit, pas de self made man en politique française.

Edouard Philippe a fait les grandes écoles, mais ça ne se voit pas. Il veille à ne laisser apparaître aucun sentiment de supériorité intellectuelle, est sympa, cool, d'jeuns à la quarantaine. Ce sens du contact m'épate toujours, parce qu'il parait très simple, mais n'est pas évident du tout. Edouard Philippe s'en sort très bien : il serre les mains, n'oublie personne, fait un détour si nécessaire, ne s'attarde pas non plus à la causette inutile. C'est un art, et quel artiste ! Ce qui est fort, c'est que ce comportement qui n'a rien de naturel est fait avec un grand naturel, et même beaucoup de décontraction. Sans oublier le sourire : Edouard Philippe a sans cesse la banane.

A le suivre, à l'entendre, on comprend que la réussite politique découle d'une vertu essentielle : l'autorité. Parler, être écouté, être suivi, et sans forcer : voilà le coup de génie de la politique. Edouard Philippe n'est pas une personnalité exceptionnelle, singulière, pas même charismatique : il est mieux que tout ça, il entraîne, il est le meilleur dans son camp, et ça se sent. Deux moments sont particulièrement étonnants.

D'abord, la composition de la liste municipale : Edouard Philippe est seul, avec son bras droit, dans le calme de son bureau, comme la plupart du temps. Quand il vient dans une réunion, les décisions semblent déjà prises ; on discute pour la forme (j'ai connu ça aussi). Là, il passe en revue, sur l'écran de son ordi, l'équipe municipale, et clique sur ceux qu'il garde, ceux qu'il ne reprend pas et sur les nouveaux qu'il introduit. On a alors le sentiment palpable du pouvoir : décider, assumer, expliquer. Ensuite, Edouard Philippe prend son téléphone et appelle chacun de ses colistiers. C'est une scène très forte, qui met en avant le talent de l'homme, son caractère, son sens des responsabilités. Il est le chef, il se comporte en chef.

Le second passage qui a retenu mon attention, c'est une discussion avec des militants de son parti, Les Républicains, à propos d'un festival "gauchiste" qu'évidemment ses troupes souhaiteraient voir disparaître du Havre. Réponse catégorique d'Edouard Philippe : non, pas question, d'abord parce que les organisateurs font du bon travail, ensuite et surtout parce que le soutien à cette manifestation permet de "siphonner" des voix à gauche. La droite au Havre est dans la même situation que la droite à Saint-Quentin : devoir attirer une partie des voix de gauche pour se faire élire ou réélire. Edouard Philippe y parvient très bien.

Le générique de fin nous montre, non plus nos Danny Wilde et Brett Sinclair hexagonaux, mais le longiligne Edouard Philippe s'adonner à une nouvelle activité, pour laquelle il n'est pourtant pas "gaulé", selon ses dires : la boxe. Donner des coups, se protéger d'en recevoir, tenir bon, se relever, mettre à terre l'adversaire : ne serait-ce pas ça, la politique, depuis toujours ? J'attends avec impatience la suite de ses aventures, Edouard Philippe dans la bataille des prochaines présidentielles, une autre paire de manches cette fois.

mercredi 24 août 2016

L'école de la peur



Dans une semaine, c'est la rentrée scolaire. Deux ministres l'ont présentée aujourd'hui : celle de l'Education nationale, celui de l'Intérieur, le sourire bien connu de Najat Vallaud-Belkacem, la gravité bien connue de Bernard Cazeneuve. Mais c'est celui-ci qui l'a emporté sur celle-là, terrorisme oblige. La "priorité absolue", c'est-à-dire qu'il n'y en a pas d'autre, c'est "la sécurité" : des patrouilles, des exercices, dont celui du "confinement" (j'adore ce mot, qu'on réserve habituellement à la volaille à protéger d'un virus). Plus fort : la simulation d'un attentat avec intrusion, comme dans les films, mais là, ce ne sera pas du cinéma. Pour chapoter le tout, à la guerre comme à la guerre, un "état-major" sera constitué dans chaque département, pour protéger nos écoles.

Avec toutes ces mesures, sommes-nous au moins rassurés ? Ce n'est pas sûr, puisque depuis les attentats du Bataclan s'est développée l'idée que "n'importe qui, n'importe où peut être victime du terrorisme". Allez lutter contre ça ! Pourtant, cette idée est fausse, nous devrions la sortir de nos têtes : la probabilité de mourir sous un acte terroriste est infime. Mais le mensonge se poursuit, comme si on prenait plaisir à se faire peur. Surtout, c'est l'idée des terroristes, qu'il est tout de même embêtant de partager et de propager !

Il parait aussi que Daech, après avoir assassiné un prêtre, veut tuer des enseignants. Est-il indécent, présomptueux, irresponsable ou obscène de ma part d'avouer que je n'ai pas peur ? Tant pis, je prends ce risque, ce sera le seul ... Najat Vallaud-Belkacem veut "développer dans l'institution scolaire une culture pérenne du risque et de la sécurité". Pour moi, la seule culture qu'on enseigne à l'école est scientifique, littéraire, artistique et sportive. Les comportements de prudence élémentaire relèvent de l'éducation familiale. Ils ne dépendent d'ailleurs pas des événements extérieurs : le monde a toujours été violent et menaçant.

Nos ministres ont raison d'être inquiets et de prendre toutes les précautions nécessaires. Mais il ne faut pas faire peur à nos enfants, il ne faut pas cultiver dans nos écoles l'anxiété et l'hystérie qui circulent dans la société, il ne faut pas aller dans le sens de certains médias qui sur-jouent la peur du terrorisme. Il faut au contraire leur apprendre le détachement, la sérénité et par dessus tout la vérité sur une actualité déformée par sa mise en spectacle. Ce qui n'empêche pas, bien sûr, de faire les exercices de sécurité qui s'imposent et qui d'ailleurs ont toujours existé. Mais sans en rajouter. Sinon, comment pourrez-vous me souhaiter et comment pourrais-je souhaiter à vos enfants, la semaine prochaine, le traditionnel "bonne rentrée" ?

mardi 23 août 2016

Pas lui, pas ça



Nicolas Sarkozy est de nouveau candidat. Il a ça dans le sang. Il ne sait rien faire d'autre. Pourquoi pas, on est en République, chacun est libre de se présenter, et même de se représenter. Mais est-ce bon pour la démocratie ? Non, je ne crois pas. Quand on a été en charge de la France pendant un mandat, qu'on a été désavoué par l'électorat, on ne se présente pas une deuxième fois, on laisse la place à quelqu'un d'autre. Voilà, à mon avis, le bon sens démocratique. J'aurais le même raisonnement, bien sûr, pour un candidat de gauche. Lionel Jospin, qui est un honnête homme, avait annoncé sa retraite le soir même de sa grave défaite, en 2002.

Quand on est dans l'opposition, c'est différent. François Mitterrand s'y est pris à trois fois avant d'être élu président. Ca ne me choque pas. On essaie, on échoue, on recommence. Mais être au pouvoir, assumer les responsabilités et être refusé par une majorité, qui estime que votre politique a échoué, non, on n'y revient pas. Sarkozy, oui, ça ne le dérange pas. Peut-il être élu ? Oui, bien sûr, le gars n'est pas fou, il sait que la politique est imprévisible, qu'aucun pronostic sérieux n'est possible : donc, il y va, il tente le coup, il force le destin. Nicolas Sarkozy est une bête politique, Alain Juppé beaucoup moins : en fera-t-il une bouchée ? On verra bien ...

Dans l'idéal, ce qui serait honorable pour notre démocratie, l'an prochain, au second tour de la présidentielle, ce serait une confrontation entre François Hollande et Alain Juppé. L'actuel président ne peut être que le seul candidat des socialistes : il a été au pouvoir pendant cinq ans, il doit assumer et défendre son bilan devant les Français et présenter son projet pour la suite. Lui seul le peut et le doit : c'est notre candidat naturel. S'il renonce, il faudra voir à départager Valls et Macron (vous connaissez ma préférence).

A droite, Alain Juppé est un candidat sérieux, légitime, presque naturel dans son camp, si celui-ci était intelligent (mais la politique et l'intelligence ne font pas forcément bon ménage). La droite dure de Nicolas Sarkozy, on a déjà donné ... Juppé est, bien sûr, lui aussi, de droite, mais plus centriste, plus modéré. Et surtout, il n'a pas déjà été président ! Un duel Juppé-Hollande aurait le mérite d'une certaine rationalité, d'un sens des limites, d'un refus des excès. En revanche, un remake Sarkozy-Hollande aurait, j'en suis sûr, un impact très négatif dans l'opinion.

Sarkozy, je n'aime pas, parce que c'est la droite dure : identité, sécurité, autorité, on connaît la chanson. Bon, pas mal de Français y sont sensibles. Ce n'est pas tant pour cette raison que je rejette sa candidature, c'est pour son comportement irresponsable durant sa dernière campagne, où le chef de l'Etat alors en exercice avait dépassé le montant autorisé des dépenses. Résultat : son parti a dû faire la quête pour récolter 11 millions d'euros. Un homme politique qui a un tel comportement, qui nuit ainsi à sa propre famille politique, qui ne respecte pas les règles devrait être immédiatement disqualifié (mais la politique et la morale ne font pas forcément bon ménage).

Sarkozy, c'est fini ? Je l'espère, je le souhaite. Et pourtant, comme il faut s'attendre à tout en politique, comme aucune hypothèse ne doit être exclu, il y a un cas de figure où je pourrais, mais oui, voter pour lui (ce que je n'ai jamais fait jusqu'à présent) : si un funeste second tour des présidentielles éliminait la gauche et mettait en lice Sarkozy et Le Pen. Alors oui, bien que je ne l'aime pas et que je le combats, je voterais pour lui, selon une règle pour moi intangible, maintes fois répétée sur ce blog : contre l'extrême droite, ne jamais s'abstenir, voter contre.

L'abstention ou le vote blanc sont des comportements lâches, irresponsables, hypocrites ou tout simplement stupides. Un choix politique ne se fait jamais dans l'absolu, mais relativement à un autre choix. Entre l'extrême droite la plus molle et la droite la plus dure, j'opterai toujours pour la seconde. Et si vous me dites que ces deux choix sont identiques, je réponds que vous êtes aveugles : il y a bien DEUX choix, avec de fortes différences politiques, historiques, idéologiques, programmatiques. Malheur à quiconque, dans ce pays, favorisera rien qu'un peu les fachos ! Mais espérons que nous n'en arriverons pas là : Hollande contre Juppé, ça me va, ça nous ferait une belle présidentielle 2017.

lundi 22 août 2016

Mon candidat, c'est Filoche



Arnaud Montebourg veut donc être président. Nous le savions avant de le savoir (lire le billet d'hier). Cet imprévisible est finalement très prévisible. Arnaud est néanmoins plein de talents : orateur brillant, esprit énergique, intelligence vive. Il ne lui manque qu'une qualité pour gouverner un pays : le sérieux. Montebourg est un hâbleur, un poseur : ça crève les yeux et surtout les tympans. Je ne le juge pas par humeur, il m'est plutôt sympathique ; je le juge sur pièces : de fait, il n'est pas sérieux.

Reprenons. Arnaud Montebourg se fait connaître il y a une vingtaine d'années, en dénonçant la corruption, en voulant quasiment mettre en prison Jacques Chirac, alors président de la République. C'est plaisant, mais c'est bouffon, ce n'est pas sérieux. Il y a dix ans, il créé son courant au sein du Parti socialiste, où quiconque veut réussir doit ouvrir une succursale, que Montebourg appelle, avec toute la modestie qui le caractérise, le NPS, Nouveau Parti Socialiste, vite tombé dans les oubliettes. Pas constant, Montebourg, pas sérieux.

Son dada de l'époque, c'est changer carrément de République, en fonder une VIe, comme on tourne la page du calendrier. Toujours la modestie, mais toujours pas le sérieux : notre histoire de France montre que les changements de régime se font lors des catastrophes nationales. A moins que Montebourg se considère lui-même comme une catastrophe ... Hier, dans sa déclaration de candidature, il a rappelé à notre bon souvenir son désir de bouleversement constitutionnel, en proposant ... le retour au septennat, simplement nuancé par la non reconduction du mandat. La révolution par la restauration, c'est du Montebourg tout craché, pas sérieux.

Que nous aura-t-il inventé ces dernières années, que nous a-t-il refourgué hier ? Le made in France à la marinière ! Tu parles, Charles ... C'est du de Gaulle en costume Petit Bateau, du Bayrou tout juste amélioré. Et Montebourg veut faire rêver la gauche avec ce matériel-là ? Pas sérieux, ce ministre d'Hollande qui finit par rejeter la politique qu'il a lui-même contribué à mettre en place. Pas sérieux, ce type qui se fait virer il y a deux ans du gouvernement, parce qu'il a abusé d'un bon mot et d'un verre en plein soleil d'août finissant, le plus dangereux sans couvre-chef. Pas sérieux, ce candidat à la présidentielle qui ne dit pas s'il sera candidat à la primaire. Pas sérieux, cet anti-libéral qui se donne comme principaux lieutenants deux anciens strauss-kahniens pas sérieux, Baumel et Kalfon (le sérieux consiste au moins à rester fidèle à ce qu'on a été).

Jamais sérieux, Montebourg, quand il se prétend très à gauche et soutient en 2007 Ségolène Royal, une sorte de Macron au féminin. Pas du tout sérieux quand, au lieu de rallier Martine Aubry au second tour de la primaire de 2012, il se range derrière François Hollande, alors que ses idées l'inclinaient à rejoindre la maire de Lille. Ce qui est bien avec l'absence de sérieux, c'est qu'il vient de loin et qu'on le voit donc venir.

A qui la candidature d'Arnaud Montebourg va-t-elle nuire ? A ceux qu'il est censé entraîner, l'aile gauche du Parti ! Il est beaucoup plus influent et séduisant que Benoît Hamon, Marie-Noëlle Lienemann et Gérard Filoche, mais il n'est pas du tout fiable, pas sérieux pour eux (je viens d'énumérer les pièces du dossier). J'ai dit hier que le débat interne à la gauche, dans le cadre de la primaire de décembre, était nécessaire, entre la social-démocratie et le socialisme traditionnel. Mais avec Montebourg représentant celui-ci, le débat sera biaisé, faussé, détourné. Avec Hamon, ce ne sera guère mieux. En politique, il faut pousser un clivage à bout : reste Lienemann et Filoche, pour l'instant.

La première est une catho de gauche un peu rasoir, un peu bonne sœur ronchon, le second est un inspecteur du travail tonitruant, haut en couleur, fort en gueule et en convictions : j'en sais personnellement quelque chose, j'ai débattu avec lui en 2005, à Festieux, pendant la campagne sur le Traité constitutionnel européen. Le bon candidat pour un franc débat, c'est Gérard Filoche. Le meilleur représentant de l'aile gauche, parce que le plus direct et le plus clair, c'est lui. J'ajouterais que c'est un personnage attachant, au parcours personnel peu conventionnel. Un anti-Montebourg qui fera un parfait anti-Hollande. C'est mon candidat pour la gauche du parti, mais je voterai bien sûr Hollande. Pas question de n'être pas sérieux, comme qui vous savez.

dimanche 21 août 2016

Et un, et deux, et trois, et quatre



A l'heure où je rédige ce billet, Arnaud Montebourg n'a pas annoncé sa candidature à la primaire socialiste. Mais sa décision ne fait aucun doute et sera officialisée ce dimanche. Vu de l'extérieur, la chose peut paraître étrange : quatre candidatures de ce qu'on peut appeler l'aile gauche du Parti socialiste, dans ce qu'on peut qualifier de primaire de la primaire ! Sans compter, sur le même créneau politique, la contestation de la social-démocratie, deux autres possibles candidates : Martine Aubry, qui dit non, mais dont la versatilité bien connue peut la conduire plus tard à dire oui ; Christiane Taubira, parce que son esprit poète et lyrique la rend imprévisible, parce que la gauche du Parti la porte dans son cœur.

Etrange, cette multiplication des candidatures : qu'est-ce qui distingue politiquement Gérard Filoche, Marie-Noëlle Lienemann et Benoît Hamon, les trois qui pour le moment ont fait acte officiel de candidature ? Autant que ce qui distingue François Hollande, Manuel Valls et Emmanuel Macron, c'est-à-dire pas grand-chose. Mais ces trois champions de la social-démocratie ne sont pas candidats et, à mon avis, ne le seront pas les uns contre les autres, à la différence des 3 ou 4 champions de l'aile gauche, du socialisme maintenu. D'où vient cette différence de comportement politique ?

Non pas des idées en elles-mêmes, mais de ce que j'appelle la culture minoritaire, qui est aussi une psychologie, une mentalité, une manière d'être. S'il y avait 10 courants à la gauche du Parti, il y aurait à coup sûr 10 candidats ! Pourquoi cette apparente absurdité, qui est comparable à ce qui se passe chez les trotskistes, qui ont trois candidats à la plupart des présidentielles (NPA, Lutte ouvrière et lambertiste) ? C'est que, dans la culture minoritaire, on ne songe pas vraiment à se présenter pour gagner, mais pour témoigner (trotskistes) ou pour peser (aile gauche du PS), quitte à se retirer quand on a obtenu ce qu'on souhaite. Qui peut croire que Gérard Filoche a envie et a la possibilité, même minime, de devenir président de la République ? Lui-même en rit sûrement ...

Mais peser en vue de quoi ? Hamon et Lienemann ont un faible poids, savent bien que leur influence est très restreinte. Une fois Hollande investi, ou tout autre candidature social-démocrate, le programme de campagne sera social-démocrate et ne bougera pas à gauche d'un millimètre, Hamon et Lienemann ont suffisamment d'expérience et d'intelligence pour le savoir. Et pourtant, ils se portent candidats ! La raison est vieille comme la culture minoritaire : c'est leur seule façon d'exister politiquement, ils n'ont pas d'autre choix, la candidature ou la mort.

Une autre raison, plus prosaïque, éclaire ce choix qui parait suicidaire, mais qui est motivé, rationnel : n'importe qui se présentant à n'importe quelle élection fera toujours des voix, qui peuvent toujours se monnayer le moment venu. C'est bien sûr de la petite monnaie, mais un sou est un sou. Et pour acheter quoi ? Des places. Où ça ? Là où il y a des places à prendre, et en politique, il y en a toujours. Et quand il en manque, on les invente. Des places dans l'organigramme du Parti, qui est touffu comme le feuillage d'un chêne ; des investitures pour les prochaines élections, et là nous parlons d'or ; d'éventuels portefeuilles ministériels en cas de victoire présidentielle, mais là, c'est le jackpot, le saint des saints, qu'il ne faut évoquer que dans un silence religieux.

Qu'on me comprenne bien : une candidature de l'aile gauche du Parti à la primaire de décembre est non seulement légitime, mais je la crois souhaitable. Le socialisme de Filoche, Lienemann, Hamon et Montebourg n'est pas du tout le mien, mais il est respectable et estimable, il apporte quelque chose de précieux et d'indispensable à gauche, il contribue au débat d'idées, qui est profitable à tous, y compris aux sociaux-démocrates, il permet de faire évoluer certaines positions, puisque nul ne peut prétendre à la vérité absolue.

Ce n'est donc pas contre ce socialisme historique, très différent et même opposé à la social-démocratie, que je rédige ce billet, c'est contre la culture minoritaire qui le porte, qui a recours au rapport de forces par faiblesse, qui se montre intransigeante pour finir dans l'opportunisme, la tactique interne et le calcul électoral (c'est Guy Mollet et la SFIO finissante). C'est aussi parce que j'ai vécu de près, à Saint-Quentin, les conséquences collectives de la culture minoritaire, de laquelle je me sens complètement étranger.

samedi 20 août 2016

Macron imperator



Ce Macron, il m'épate ! Il ose tout, se moque des convenances politiques. Aller faire sa rentrée en Vendée, chez de Villiers, dire qu'on n'est pas socialiste, c'est bluffant. Nulle tactique de sa part, encore moins de l'incohérence ou de la bouffonnerie : l'homme a une pensée, une trajectoire. On peut être en désaccord, mais on ne peut pas dire que c'est n'importe quoi. Quel est son secret ? Ne le répétez pas, c'est très mal vu en politique : Macron est un homme libre. Son audace, c'est de dire ce qu'il pense, un luxe rare, que ne peuvent se permettre que ceux qui pensent quelque chose.

Si Macron n'est pas socialiste (mais homme de gauche), c'est qu'il est d'abord "ministre de la République", soucieux de l'intérêt général. C'est aussi parce qu'il a constaté, de fait, que sur certains points importants, les clivages anciens sont devenus inopérants. Comment ne pas être d'accord avec lui ? Quand Macron se rend au Puy du Fou, ce n'est pas pour soutenir un ancien ministre réactionnaire, d'une droite très radicale : c'est pour saluer un entrepreneur qui a réussi en mettre en place l'attraction la plus visitée du pays. Là aussi, comment ne pas lui donner raison dans cette démarche ?

Macron est libre dans sa tête et dans son geste. Au spectacle du Puy du Fou, il a joué le jeu. Dans son sourire et son visage, je crois même déceler un côté enfant. "Le Signe du triomphe", c'est le titre de l'attraction : après Jeanne d'Arc en mai, Macron est devenu César en août. Le peuple rassemblé a attendu avec anxiété son verdict lorsqu'il a dû se prononcer sur la vie d'un prisonnier gaulois. Macron a finalement levé le pouce pour l'épargner : ouf ! Mais à qui s'adressait cette clémence ? Nous sommes bien sûr dans la métaphore : quel homme politique devra sa survie à l'indulgence d'Emmanuel Macron ? Dans la même veine, qui sont ces lions et ces tigres dans l'arène, de droite et de gauche ? Pour le moment, Macron est imperator : il faudra qu'un jour il endosse l'armure du gladiateur, qu'il descende dans l'arène, qu'il aille au combat. En attendant, il a terminé le spectacle sur un char, tiré par quatre chevaux ! Après César, Ben Hur ?

En cette mémorable journée de rentrée, le ministre est aussi allé fleurir la tombe de Clémenceau, le grand républicain, avant de se rendre chez le monarchiste de Villiers. L'art de la synthèse n'est pas réservé qu'à François Hollande. Et puis, mine de rien, c'est une pierre dans le jardin de son rival social-libéral, Manuel Valls, grand admirateur du père la Victoire. Oui, ce Macron m'épate, et je me range plus que jamais derrière lui, inconditionnellement. Seule petite différence : je suis socialiste. Mais entre hommes libres ...

vendredi 19 août 2016

Rue des Allocs



La nature humaine est ce qu'elle est : elle préfère la puissance à la faiblesse, la beauté à la laideur, l'intelligence à la bêtise, le raffinement à la vulgarité, la richesse à la pauvreté. Je ne sais pas si c'est bien ou si c'est mal, c'est une question d'appréciation morale, mais la réalité est ainsi. Les pauvres n'ont jamais été aimés. Aujourd'hui, les classes moyennes ont une hantise : basculer dans la pauvreté. Ce qui est nouveau, ce n'est pas tant le mépris universel et constant envers les pauvres que sa normalisation, son institutionnalisation. Jamais une société n'a autant rejeté les pauvres que la nôtre.

Le mot même de "pauvre" est ignoré, remplacé par des termes administratifs ou péjoratifs : SDF, cassos, charclo, assisté ... Les termes de vagabond, mendiant, misérable ont disparu du vocabulaire courant. Le mépris commence par le lexique. Surtout, les pauvres sont priés de quitter l'espace public, que l'on conçoit désormais de telle façon qu'ils ne puissent plus s'y asseoir et y séjourner. Les pauvres eux-mêmes n'osent plus se reconnaître comme tels : on leur a inoculé la honte de leur propre sort, on les a culpabilisés.

Enfin, notre comportement à l'égard de l'aumône, c'est-à-dire l'aide la plus simple et la plus élémentaire aux pauvres, a complètement changé. Au XVIIIe siècle, Jean-Jacques Rousseau, qui n'était pourtant pas un caractère facile et n'avait rien d'un philanthrope, gardait toujours sur lui quelques sous à donner aux mendiants de Paris. Aujourd'hui, quand un pauvre, dans la rue, dans le métro, demande une petite pièce, il essuie en général un silence poli : rares sont les personnes qui donnent (et pourtant, les mendiants sont beaucoup moins nombreux et beaucoup moins pressants qu'à l'époque de Rousseau !).

Le plus effroyable, c'est l'image moderne du pauvre, que la détestable émission de télévision sur M6 ne fait que reprendre : cupide, stupide, alcoolique, sale, méchant, voleur, vulgaire, violent (en poussant un peu, il ne serait pas loin d'être vicieux, pervers et violeur ...). Il ne viendrait pas à l'idée que le pauvre puisse être sensible, généreux et intéressant. L'hypocrisie de l'émission, c'est de prétendre agir au nom du bien, afin de montrer la réalité sociale. Son indécence suprême, c'est d'inciter des pauvres à faire les pauvres, à jouer leur propre rôle.

Le mal vient de loin, est enraciné dans les sources de notre civilisation contemporaine :

1- le libéralisme économique a fait de l'argent, du travail et de la réussite sociale la base morale de la société, dont les pauvres, sans argent, sans travail et en échec sont forcément exclus.

2- le socialisme marxiste a défendu la classe ouvrière et discrédité ce que Marx appelle le lumpenprolétariat, c'est-à-dire les pauvres, auxquels il dénie toute valeur révolutionnaire.

3- le protestantisme américain, contrairement au catholicisme européen, a interprété l'Evangile en un sens défavorable aux pauvres, la richesse étant considérée par lui comme un signe d'élection divine (en s'inspirant de la parabole des talents, que le chrétien est appelé à faire fructifier).

Par le passé, les pauvres étaient incroyablement plus nombreux, plus miséreux mais mieux acceptés, mieux estimés et même glorifiés. Ca ne changeait pas leur situation, mais le regard porté sur eux était différent, positif. L'Eglise honorait le pauvre, qui était considéré comme l'image du Christ, donc digne de vénération. C'est un discours que nous n'entendons plus du tout aujourd'hui, à tort ou à raison.

Le monde moderne fait bien de vouloir supprimer la pauvreté, mais du coup, il véhicule une image très négative du pauvre, comme si son existence était une anomalie, alors qu'aujourd'hui encore, il existe des centaines de millions de pauvres à travers le monde, que l'histoire de l'humanité est plus faite de pauvres que de riches. Mais comme ce sont ces derniers qui sont aux commandes, on finit par oublier les premiers, qui n'ont aucun pouvoir.

jeudi 18 août 2016

Pas de recul contre le cumul



En politique comme dans la vie, on peut changer d'avis, même si ce n'est pas recommandé, car il vaut mieux avoir de la suite dans les idées. Mais parfois, c'est inévitable : le monde change, les idées changent. Il y a un point sur lequel je n'ai jamais varié : le non-cumul des mandats électifs. On ne fait bien qu'une chose à la fois ; seuls les prétentieux se vantent du contraire. Et puis, la classe politique, en démocratie, doit être largement ouverte : il n'est pas bon de retomber sur les mêmes, souvent durant plusieurs décennies.

Mon hostilité fondamentale au cumul des mandats ne me fait pas ignorer les arguments en sa faveur, qui ne sont pas dénués de légitimité. Il est vrai que dans les années 60, 70 et avant, le cumul ne posait aucun problème, et son interdiction ne figurait pas aux programmes des partis politiques. Au contraire, cumuler était considéré comme un gage d'efficacité et de compétence. Et puis, on laissait aux électeurs le soin d'en décider, pas à la loi. Alors, pourquoi maintenant le sujet fait-il débat ? Parce que le monde change et que les réactions changent.

Autrefois, les élus étaient honorés. Un simple conseiller municipal, ce n'était pas n'importe qui. Aujourd'hui, c'est fini. La classe politique s'est professionnalisée. Les mandats électoraux exigent des compétences. L'opinion publique est devenue exigeante. Massivement, elle est contre le cumul des mandats, alors que sur tant d'autres questions, elle est partagée. C'est pourquoi il faut aller dans ce sens-là. A quoi s'ajoutent une crise de la démocratie, de la représentation, une montée de l'extrême droite qui renforcent la nécessité d'une stricte limitation des mandats, pour redonner vie, vigueur et rigueur à notre République.

François Hollande l'a bien compris, quand il en a fait une promesse de campagne, en 2012, devenue loi en 2014 : désormais, on ne peut plus cumuler, à partir de 2017, un exécutif local et un mandat national. C'est sage et raisonnable. On pourrait même aller plus loin, mais le progrès est déjà énorme. D'autant que l'idée ne fait pas l'unanimité, dans cet éternel débat et combat qu'est la politique en démocratie. Durant ce mois d'août, 160 parlementaires de droite ont demandé de repousser l'application de la loi en 2020, à partir d'une argumentation technique qui cache mal leur hostilité de fond à la philosophie de la loi. Nicolas Sarkozy, qui a le mérite de la clarté, comme tout leader digne de ce nom, souhaite carrément son abrogation, qu'il soumettra à référendum, en cas de retour au pouvoir.

Le plus étonnant, c'est que des socialistes sont eux aussi hostiles à cet engagement du président et de leur propre parti. 11 sénateurs, dont des radicaux de gauche, ont déposé un projet de loi comparable à celui de la droite : recul en 2020. Parmi eux ne figure pas le sénateur socialiste de l'Aisne Yves Daudigny, et je m'en réjouis. Parmi les parlementaires de droite favorables au prolongement du cumul, il y a Pascale Gruny, Julien Dive et Antoine Lefèvre. En janvier prochain, quand il nous faudra faire campagne pour François Hollande, défendre son bilan et présenter son projet, nous nous souviendrons de tout cela.

mercredi 17 août 2016

Chéri, passe-moi mon burkini



J'ai un problème, très ancien : une foi naïve en l'espèce humaine, un optimisme foncier quant à sa faculté de se réformer. Je crois en l'intelligence qui émancipe, je me dis que la bêtise à ses limites et que la méchanceté ne peut pas durablement triompher. Je suis laïque parce que je crois en la liberté, républicain parce que je crois en l'égalité et socialiste parce que je crois en la justice. C'est très beau ... mais c'est faux.

Par exemple, en 1998, bien que n'aimant pas le football, j'ai applaudi à cette France black blanc beur qui déferlait dans nos rues, j'ai cru alors que le racisme était vaincu, je l'ai dit, je l'ai écrit ... et la suite m'a prouvé que j'avais tort. Aujourd'hui, quand ce malheureux prêtre a été assassiné, que j'ai vu à la télé catholiques et musulmans fraterniser, que des femmes voilées déclaraient leur amour de la France et leur rejet du fanatisme, je me suis dit que la tragédie avait au moins permis aux communautés de se rapprocher, que désormais ces femmes voilés, qui sont libres en République de se vêtir comme elles l'entendent, étaient enfin acceptées.

Eh bien non, cruelle déception, retour des vieux démons : la polémique sur le burkini nous ramène en arrière ! Rappelons ce qu'est cette tenue : un maillot de bain couvrant le corps mais laissant voir le visage. C'est un vêtement de plage, qui n'a rien en soi de religieux, qui n'exprime aucune conviction particulière. C'est simplement un choix personnel, esthétique, qui renvoie à un style, un goût, des traditions, sur lesquels un laïque scrupuleux, un républicain authentique n'ont aucun commentaire à faire, aucun jugement à porter, laissant à chacun sa liberté, y compris sur le sable des bords de mer.

Le burkini est joli, pudique, féminin : il met en valeur celle qui le porte. De la même façon, j'apprécie une femme en bikini, glamour, sexy. Je ne vois aucune opposition entre les deux, et je ne condamne ni l'un, ni l'autre. Ce sont les préférences individuelles qui tranchent, rien d'autre. Où sont la politique et l'idéologie là-dedans ? Ce que je refuse en revanche, c'est la mode qui imposerait un uniforme, quel qu'il soit, bikini ou burkini.

Je comprends bien que cette détestable polémique a un semblant de pertinence : le bikini, dans les années 60, était le symbole de la libération de la femme, que le burkini donne l'impression de contredire. Mais nous ne sommes plus dans les années 60 et sa société moraliste, autoritaire et répressive. Nous sommes dans le monde individualiste des années 2010, où la liberté individuelle prévaut, quel que soit son résultat. La libération de la femme, si cette expression a un sens, c'est la liberté qui lui est donnée, et garantie par la loi, de vivre et de se vêtir comme elle veut. S'il y a contrainte sur les personnes, c'est à la loi d'apprécier et de sanctionner, pas aux élus locaux.

La République, c'est le respect absolu de la loi, qu'on peut éventuellement changer quand elle ne plait pas, mais il faut pour cela attendre les prochaines élections. La présente loi interdit, dans l'espace public, le port du voile intégral, qui dissimule le visage. Le burkini n'est pas la burqa. Les femmes doivent donc avoir la liberté de le porter.

Quand Jean-Pierre Chevènement appelle les musulmans de France à la "discrétion", c'est là aussi un propos qui n'est pas républicain. L'Etat n'a pas à imposer un comportement, quel qu'il soit, à une confession religieuse. L'Etat est là pour faire respecter la loi. On ne règle pas un problème par le silence, mais par le rappel des lois de la République. "Un ministre, ça ferme sa gueule ou ça démissionne", disait-il : Chevènement n'est plus ministre, mais il pourrait continuer à s'appliquer à lui-même cette forte vérité.

mardi 16 août 2016

Des vacances philosophiques




Petite pause aujourd'hui, avec un souvenir de vacances : à Bourges, la maison natale d'une philosophe qui n'est toujours pas inscrite dans la liste des auteurs à étudier en vue de l'oral du bac, et c'est dommage. Un autre philosophe a vécu et est né à Bourges : Vladimir Jankélévitch. Rappelons que Simone Weil a également enseigné à Saint-Quentin, durant l'année scolaire 1937-1938, au lycée de jeunes filles, aujourd'hui Pierre-de-La-Ramée. A quand une plaque ?

lundi 15 août 2016

Mademoiselle Bou




Qui remarquait dans les rues du centre ville cette petite silhouette écrasée, souvent tout en noir, un parapluie fermé à la main, alors que ne menaçait aucune pluie ? Nous ne reverrons plus ainsi marcher, souvent loin de son appartement, Yvonne Bou, qui nous a quittés samedi soir. Elle était, comme on dit, une "figure locale", de celles qui ont droit à un article dans le journal au jour de leur mort. Yvonne Bou a marqué, pendant plusieurs décennies (elle avait 93 ans), la vie politique et associative de Saint-Quentin. Mais les mémoires faiblissent, les souvenirs s'érodent, les témoins hésitent. Alors vite, il faut écrire, se rappeler avant que tout ne tombe dans l'oubli.

Dès que je me suis installé dans la ville, en 1998, j'ai fait connaissance avec Yvonne Bou, femme de gauche, socialiste mais exclu du Parti, avec quelques autres, pour avoir rallié, aux élections municipales de 1995, la liste communiste, contre la liste socialiste. Au PS, on ne plaisante pas avec ces choses-là, tout en pratiquant la clémence et le pardon, après un certain délai de décence. Devenu secrétaire de section, j'ai assisté à la réintégration d'Yvonne Bou, qui n'a posé aucun problème (alors que d'autres, et non des moindres, à l'époque, étaient refusés).

Bou chez les socialistes, ça donnait quoi ? Une militante, toujours présente, toujours active, prête à donner le coup de main quand il fallait, y compris dans les tâches les plus ingrates. Ce n'est pas si fréquent, quelqu'un sur qui on peut compter, qui vient quand on l'appelle. En même temps, Yvonne Bou n'était pas du genre suiveur, si répandu dans les partis. Aucun courant, aucun clan n'auront jamais réussi à la récupérer durablement. Il faut dire qu'Yvonne n'avait pas toujours un caractère facile, n'était pas évidente à gérer !

Comme tous ceux qui aiment la politique (je crois bien qu'on les reconnaît à ça, entre autres), elle intervenait dans les réunions internes ou publiques, dans un sens bien souvent contestataire. Elle y prenait un grand plaisir, sans qu'elle en tire grand profit (je l'ai souvent dit : pour qui veut réussir en politique, il faut se taire ou faire semblant de s'intéresser à autre chose). On l'écoutait, on n'osait pas l'interrompre. Elle exerçait même autour d'elle une forme de charisme, essentiellement à l'extérieur du Parti (car dans celui-ci, on n'est séduit que par les situations de pouvoir), dans le monde associatif.

Socialiste comme elle, je ne partageais pourtant pas vraiment ses idées politiques, peu sociales-démocrates, encore moins sociales-libérales ! Elle était animée par une étrange idéologie, l'ouvriérisme, terme qu'elle revendiquait et qui, comme le nom l'indique, met la classe ouvrière au centre du combat, d'une façon un peu trop religieuse pour moi. Curieusement, cette femme laïque, athée se rapprochait en partie du catholicisme social (d'où la proximité avec son amie Jeanine Marcos, de la JOC, Jeunesse ouvrière chrétienne), dont elle parlait ouvertement. Elle avait d'ailleurs commencé son engagement syndical à la CFTC (le syndicat chrétien) et, dans sa jeunesse, avait créé chez les Scouts de France une section de louveteaux.

Je l'ai connue sans mandat, alors qu'elle avait été auparavant conseillère régionale et maire-adjoint. Mais l'éloignement des responsabilités n'entamait nullement sa flamme militante, comme s'il lui était indifférent d'avoir du pouvoir ou pas (c'est rare, là aussi, en politique). Elle lisait énormément, était fidèle à la presse locale, s'intéressait aux débats d'idées. Je ne crois pas qu'elle ait jamais quitté Saint-Quentin, et pourtant, les problèmes du monde entier la concernaient et elle pouvait en parler. De son action passée, elle évoquait surtout la transformation de dépotoir qu'était le parc d'Isle à la magnifique réserve naturelle que nous connaissons aujourd'hui.

Un exemple de son militantisme politique : en 2004, lorsque je me suis présenté aux élections cantonales, elle a organisé chez elle ce qu'on appelle une réunion d'appartement, où l'on fait venir amis et voisins autour d'un verre et de cacahuètes pour présenter le candidat. Ce sont des choses qui ne s'oublient pas ! J'ai aussi souvenir de sa malice, qui ne fait jamais de mal dans ce monde souvent étriqué qu'est la politique : mal voyante, elle avait au poignet une montre parlante, qu'elle s'amusait à faire fonctionner, en souriant, en pleine réunion de section. Effet garanti ! Il faut savoir ne pas être sérieux au milieu des gens prétendument sérieux. Autre anecdote pittoresque : Pierre André, son collègue au Conseil régional de Picardie, la transportait avec lui, en voiture, jusqu'à Amiens. Allez savoir si l'ancien maire de Saint-Quentin ne détient pas des secrets sur sa vie !

Mais le moment le plus haut en couleur que j'ai pu connaître, c'est lorsque Yvonne Bou a reçu, le 8 octobre 2011, en mairie, l'insigne de chevalier dans l'ordre national du mérite, des mains du colonel Dutel, après les éloges remarqués de Xavier Bertrand, applaudi (comment faire autrement ?) par les hiérarques socialistes ! De la politique, Yvonne Bou avait gardé la ténacité, presque l'âpreté, non dénuée de sens tactique. Je me souviens qu'en 2008, elle avait réussi le tour de force, dans une situation il est vrai de grande faiblesse collective, de remonter de plusieurs places dans la liste municipale.

Mais cette militante dans l'âme, comme on n'en verra plus guère, ne réduisait pas son activité à la sphère politique. Dans les 20 dernières années de sa longue existence, là où Yvonne Bou aura le plus fait et influencé, c'est dans le monde associatif. Elle a fait partie d'une nombre incroyable d'assos, de l'art au commerce équitable en passant par le café philo. Elle aura souvent été à l'origine de nouvelles associations. Il était surprenant de voir comment ce petit bout de femme, d'un âge avancé, avec des ennuis de santé, débordait d'une énergie que des jeunes bien portants n'ont pas. Remarquable aussi le fait qu'Yvonne Bou ne se plaignait jamais, n'insistait pas sur son handicap.

Vous n'allez pas me croire, mais à 90 ans, elle cherchait encore à plaire, et beaucoup autour d'elle la félicitaient, sincèrement, pour sa coquetterie. Je crois même qu'elle espérait toujours attirer le regard des hommes. C'est beau, non ? Quand un officiel, lors d'une allocution, l'appelait "mademoiselle Bou", je pense qu'elle était flattée par cette politesse qui passe aujourd'hui pour un peu désuète. Ce fameux parapluie quand il faisait soleil, que j'ai évoqué au début : coquetterie encore, pour ne pas avoir à utiliser la canne de vieillard.

Comme tous les gens intéressants, Yvonne Bou avait sa part de mystère. Elle avait 17 ans en 1940, mais je ne l'ai jamais entendu parler de la guerre, qui chez d'autres, de sa génération, est pourtant un moment fondateur de leur expérience politique. Je n'ai jamais non plus très bien su ce qu'était son activité professionnelle. De sa famille, nous connaissions l'entrepreneur immobilier Xavier Bou, mais c'est tout. D'autres témoignages pourront sans doute compléter ce portrait. Maurice Vatin, socialiste historique lui aussi, m'avait un jour dit d'elle, il y a longtemps : "Elle nous enterrera tous". Ce n'est pas tout à fait vrai : samedi matin, nous irons enterrer Yvonne Bou, en l'église Saint-Martin, à l'issue d'une vie qui aura été bien remplie.


En vignette : Yvonne Bou au micro, en rouge, le samedi 10 mars 2012, lors de l'inauguration de l'exposition "Femmes d'ici et d'ailleurs", au palais de Fervaques, au côté de Pascale Gruny, Colette Blériot, Viviane Caron et Marie-Lise Semblat.

dimanche 14 août 2016

Sarkozy reste de droite



En politique, je suis prêt à admettre bien des points de vue, y compris très éloignés des miens. Mais il y a quelque chose que je ne comprendrai jamais : ce sont les gens qui vous disent que la gauche et la droite c'est la même chose, qu'ils font la même politique, et patati et patata. C'est vraiment le degré zéro de la réflexion, la paresse intellectuelle la plus crasse, la facilité suprême qui évite de vous positionner. Je déteste. Au contraire, en ce qui me concerne, pour savoir pourquoi je suis de gauche, c'est très simple : il me suffit de lire ou d'écouter un homme de droite, et la différence est éclatante (il n'y a qu'au niveau local, dans la gestion municipale, que le clivage s'estompe).

J'en ai encore fait l'expérience cette semaine, dans le dernier numéro du magazine Valeurs Actuelles, en lisant l'entretien avec Nicolas Sarkozy. En 2007, celui-ci avait fait largement campagne sur le thème de l'identité nationale, à son profit. En 2012, il a réitéré, à son désavantage. Pour 2017, il exploite la même veine, droitière par excellence : la nation, la patrie, l'identité nationale. A gauche, tant bien que mal, ce sont plutôt les questions sociales qui sont privilégiées. Ainsi va et vit notre démocratie. L'extrême droite exacerbe les thèmes droitiers, en ajoutant la xénophobie, l'autoritarisme et la critique de la République. Dans une partie de l'électorat, il y a même une perméabilité entre la droite et l'extrême droite, malgré leurs différences fondamentales.

Dans Valeurs Actuelles, Sarkozy tacle Hollande sur l'Etat de droit. Le président a pris sa défense, face au terrorisme, qui veut sa destruction. L'ancien président, non : en champion des fausses évidences, il fait remarquer que l'Etat de droit, ce n'est pas les tables de la Loi, qu'on peut donc le modifier. Drôle de comparaison entre Constitution politique et texte religieux ! Bien sûr que ce n'est pas la même chose : il n'empêche qu'il y a, dans les lois de la République, un socle, un élément de permanence qu'il est dangereux et inefficace d'altérer, surtout face au terrorisme.

Où veut en venir Sarkozy ? Au droit du sol. Ah ! le droit du sol ! On ne voit pas trop le rapport direct avec le terrorisme, mais c'est une vieille rengaine d'une certaine droite, plutôt radicale, qui trouve utile de contester ce principe républicain, qui fait justement partie de ce socle immuable. Mais l'ancien président, qui aspire à le redevenir, hésite, sans doute conscient de l'énormité qu'il professe : "Je veux qu'on le garde, mais pas de manière automatique". Ce qui signifie qu'il est pour et contre à la fois. Nicolas Sarkozy a vraiment un problème avec le droit : il rêve manifestement à des lois à géométrie variable, alors que la matière juridique cherche autant que possible à établir des règles qui ne souffrent pas d'exception. Je ne suis pas juriste, mais quand j'entends notre ancien président proposer une "présomption de nationalité", pendant à la "présomption d'innocence", je trouve le concept aberrant et même effroyable. Quelqu'un né en France est Français, quels que soient ses origines, son casier judiciaire ou la situation de ses parents : point final. On ne va pas se mettre à établir des conditions.

Autre désaccord avec Sarkozy, autre vieille lune : l'interdiction du voile (islamique bien sûr) à l'université et dans les entreprises. Bonjour la liberté d'expression, contenue dans la Constitution ! Mais puisque Nicolas Sarkozy considère que le droit est "évolutif", allons-y, évoluons ... Idem pour l'interdiction des repas de substitution dans les cantines scolaires, que jamais la laïcité n'a prôné depuis plus d'un siècle qu'elle existe. Sur tous ces points, je m'oppose totalement, frontalement à l'ancien chef de l'Etat et possible candidat de la droite l'an prochain. Une fois de plus, depuis 38 ans que je jouis du droit de vote, je sais où ira mon suffrage en 2017.

Malgré tout, il y a un point sur lequel j'applaudis Nicolas Sarkozy, où je suis entièrement d'accord avec lui, à la lecture de cet entretien (eh oui !) : ce sont ses positions en matière de politique étrangère. Il demande, dans la lutte contre Daech, que la France se réconcilie avec la Russie, que nous prenions l'initiative d'une coalition des pays arabes partenaires pour l'envoi de troupes au sol. Sarkozy a cette formule très vraie : "Une guerre ne se gagne pas seulement à 10 000 mètres d'altitude" (allusion aux bombardements). J'aimerais qu'Hollande parle ainsi, adopte cette ligne. Comme quoi la différence réelle et profonde entre la gauche et la droite n'interdit pas certaines convergences.

samedi 13 août 2016

Déni de justice



La République est un régime politique qui repose sur quelques principes simples, qui permettent de l'identifier. L'un d'entre eux est l'indépendance de la justice : le pouvoir judiciaire est séparé du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif. Sa négation engendre la république bananière ou le régime totalitaire. C'est un rappel très scolaire. Pourtant, certains hommes politiques ne respectent pas ce principe de séparation entre la justice et la politique. Les réactions dans l'affaire Jacqueline Sauvage le prouvent une fois de plus.

Cette personne et ses proches ont vécu en enfer, confrontés à un mari violent, violeur, incestueux. Elle a décidé de le tuer. Beaucoup d'entre nous auraient peut-être fait de même. Mais il y a des lois, qui condamnent le meurtre, tout en reconsidérant sa qualification quand il y a circonstances atténuantes ou légitime défense. C'est le travail des juges et des jurés d'en juger : ce n'est pas à l'opinion publique, aux médias, ni aux responsables politiques. Malgré la grâce présidentielle partielle, la justice a choisi hier de maintenir en prison Jacqueline Sauvage. Quelle que soit notre compassion, nous devons respecter cette décision, au premier chef les élus. Sinon, il n'y a plus de justice.

Jean-Luc Mélenchon, Nathalie Kosciusko-Morizet et quelques autres se sont livrés hier à un déni de justice, en contestant le travail et la responsabilité des tribunaux. Quand on prétend à devenir président(e) de la République, c'est grave, et particulièrement irresponsable, car c'est un encouragement auprès de nos concitoyens à dénigrer la justice. Dans cette triste et tragique affaire, Jacqueline Sauvage aura été bien mal servie par ses défendeurs. En politisant et médiatisant ce dossier judiciaire, la sérénité nécessaire pour juger aura été perturbée. Les avocats eux-mêmes ont très mal joué, en croyant bon de s'appuyer sur l'opinion contre l'institution, en faisant de Jacqueline Sauvage une pure et simple victime, alors que la justice ne reconnaît que des innocents et des coupables.

On peut supposer que si les avocats avaient plaidé une part de culpabilité en même temps que réclamé la clémence (qui est aussi une vertu de la justice) et si personne d'autre ne s'en était mêlé, madame Sauvage serait aujourd'hui libre. Hier, une avocate a eu cette réflexion consternante, aberrante : "Faut-il égorger des prêtres pour être libéré ?" dans une allusion fausse et indécente au crime de Saint-Etienne-du-Rouvray et son assassin, placé alors sous contrôle judiciaire et bracelet électronique. Avec un tel défenseur, on n'a plus besoin d'un procureur !

vendredi 12 août 2016

Ca ne se fait pas



Il y a des choses qui ne se font pas. On ne sait pas très bien pourquoi, mais c'est ainsi. Le temps a instauré des habitudes, qui ne sont pas non plus complètement arbitraires. Par exemple, après une minute de silence, on se sépare dans le silence. Aujourd'hui, c'est fini : le bruit succède au silence, on applaudit. Dans une église, lors d'un office religieux, ça ne se fait pas d'applaudir : maintenant oui, ne serait-ce que pour saluer l'organiste, comme après un concert.

Ca ne se fait pas non plus, en France, d'exposer à toute occasion le drapeau national, à la différence des Etats-Unis d'Amérique, qui pavoisent pour n'importe quelle circonstance. Depuis quelque temps, chez nous, ça se fait aussi. Pour célébrer une victoire sportive, rendre hommage aux victimes d'attentat, commémorer un événement historique, on déploie les trois couleurs, même utilisées dans les magasins et grandes surfaces, pour s'assurer de l'origine des produits. Ce qui signifie que le bleu-blanc-rouge ne signifie plus rien, ou pas grand chose, ou quelque chose de très pauvre. Nous avons perdu le sens des symboles et des rites, de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas.

A Nice, le collège de l'Archet songe à changer de nom, pour s'attribuer celui de l'une des victimes de l'attentat, Laura, 13 ans, élève de l'établissement. Ses camarades ont lancé une pétition dans ce sens. Les jeunes ne sont pas à incriminer : ils ne savent pas que ça ne se fait pas, qu'on n'a jamais donné à un établissement scolaire le nom d'une victime d'attentat, qu'un tel choix n'aurait aucun sens. En règle générale, l'Education nationale sélectionne des personnages méritants, remarquables, dans l'ordre du savoir ou de l'histoire, pour désigner ses écoles, collèges et lycées. Ce sont des modèles qui sont ainsi honorés, des exemples éventuellement à suivre. L'état de victime est tragique, mais pas exemplaire. Il y a bien d'autres façons de rendre hommage à une victime, mais comme ça, ça ne se fait pas. Pourtant, Eric Ciotti, député et président du Conseil départemental, y est favorable. Ce serait la tâche des adultes de rappeler à nos jeunes ce qui se fait et ce qui ne se fait pas.

Une société qui perd le sens des symboles perd aussi le sens des exemples. Nous avons ainsi tendance à faire facilement des "héros", depuis que tout héroïsme a disparu de notre civilisation (l'héroïsme spirituel des saints et l'héroïsme physique des guerriers). A Nice, encore, Gwenaël Leriche a été élevé au grade de "héros", pour avoir poursuivi le camion tueur et protégé un passant des tirs de la police. L'homme a reçu, pour son acte, la médaille de la Ville. Aujourd'hui, il est ... en prison, pour avoir frappé son ex-compagne et le patron de celle-ci. C'est une récidive. Ce n'est pas la première fois que je constate cette ironie : héros d'un jour, voyou de toujours.

A bien y réfléchir, ce n'est pas si paradoxal : le voyou se distingue, dans ses méfaits, par son intrépidité, que l'honnête homme, dans sa prudence, pratique moins volontiers. Mais le bandit au grand cœur redevient et reste un bandit, quand la vie ordinaire reprend son cours. Nous devrions être plus circonspects dans nos attributions de médailles, les réserver soit aux quelques rares véritables héros (et pas aux héros de circonstance, qui au fond d'eux-mêmes ne le sont pas) ou bien aux gens en mal de reconnaissance, qui eux sont très nombreux et se plaisent à recevoir n'importe quelle breloque.

Continuons dans ce qui ne se fait pas, cette fois parce que c'est contraire à la loi : par exemple l'arrêté municipal du maire de Cannes, Daniel Lisnard, qui vient d'interdire les "vêtements religieux" sur ses plages, à la suite des attentats. Ca ne se fait pas, évidemment, c'est contraire non seulement à l'esprit républicain mais à la lettre de la loi, qui prohibe uniquement, dans les lieux publics, la dissimulation complète du visage, c'est-à-dire le voile intégral, appelé généralement burqa. Si les élus ignorent à leur tour ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, c'est très inquiétant.

Dernier exemple : l'hommage rendu hier aux 13 victimes dans l'incendie du bar Cuba Libre à Rouen. Bougies, peluches, fleurs, tee-shirts blancs, lancer de ballons : c'est le rituel habituel, depuis que la religion s'est estompée. Mais celle-ci, qu'on y croit ou non, avait l'avantage de spécifier ses rites et de leur donner un sens précis, qui disparaissent aujourd'hui dans la nouvelle symbolique, extrêmement superficielle, appauvrie. Dans cette indifférenciation, tous les malheurs du monde sont ramenés au même niveau, sont placés sur un identique pied d'égalité. Qu'on rende hommage aux victimes d'un pédophile, d'un terroriste, d'un accident de la route ou d'une catastrophe naturelle, c'est le même rituel, très basique, qui sera utilisé. On confond tout, on ne distingue plus rien : la symbolique est devenue inintelligente, insignifiante.

Que reste-t-il de cette misère rituelle (par le passé, nos rites, pas seulement religieux, étaient riches et complexes) ? La notion puissante et transcendante de victime : c'est elle qui unifie toutes nos récentes pratiques rituelles, qui est censée rendre compte de nos malheurs, nous aider à mieux les supporter. Autrefois, on désignait un bouc émissaire, qui était jugé responsable du mal (c'était d'ailleurs assez barbare). Aujourd'hui, les rites se sont déplacés : nous ne faisons plus de sacrifices aux dieux, puisque nous n'y croyons plus. Il n'y a plus de sacrifices, mais il y a toujours des sacrifiés : ce sont les victimes. Victimes de qui, de quoi ? Nous ne savons plus très bien, nous cherchons à comprendre, nous sommes sidérés. Mais une réalité demeure : la souffrance, la mort, que nous avons désormais du mal à ritualiser, mais que nous savons très bien médiatiser. Après tout, c'est peut-être ça la nouveauté : la médiatisation a remplacé la ritualisation. Le nombre et la diversité des images l'emportent sur l'indigence et le rétrécissement des rites. Ce qui se fait, ce qui ne se fait pas : tout est là.

jeudi 11 août 2016

Brigitte et Emmanuel



Avez-vous acheté le dernier numéro de Paris Match, paru ce matin ? Non ? Alors, dépêchez-vous ! Il n'y a que la photo de une qui intéresse : Brigitte et Emmanuel, main dans la main, sortant de l'océan, mais tout secs, elle en maillot de bain une pièce, regardant vers le ciel, lui en polo et bermuda, les yeux droit devant, avec, il me semble bien, un portable dans la main gauche (signe des gens importants). La mer est bleue, le soleil brille, le couple a de l'eau jusqu'au-dessus des mollets. Tous les deux sourient, ils sont heureux. Titre, à la fois intime et politique : "Vacances en amoureux avant l'offensive".

Le magazine va s'arracher comme des petits pains, c'est certain. Quand Brigitte et Emmanuel sont en couverture, Paris Match réalise ses meilleures ventes. Cet après-midi, demain et les jours suivants, ce sera à coup sûr la lecture de la plage, et les conversations qui vont avec. Qui ne connaît pas maintenant Brigitte et Emmanuel ? C'est plus efficace qu'une triste brochure politique. Et tellement plus intéressant !

Un homme et une femme qui donnent l'impression de surgir de l'océan, d'où est née la vie, c'est une scène mythique, Neptune qui aurait trouvé sa sirène. On ne voit ça que dans les films. Brigitte et Emmanuel intriguent, surprennent, plaisent. Mais rien à voir, dans une situation pourtant comparable, avec le couple Sarkozy-Bruni, qui eux aussi se sont montrés à la plage, dans Paris Match : l'ancien président était torse nu, semblant gonfler ses modestes pectoraux, comme tous ceux qui sont complexés par leur physique, semblant aussi montrer son mannequin de femme, comme tous les hommes qui ne sont pas très beaux. La mise en scène est évidemment vulgaire : ce sont des manières de parvenus. Brigitte et Emmanuel, c'est totalement différent.

Le couple est original, pas comme les autres ; je n'en rappelle pas l'histoire, bien connue, très romanesque. Ce cliché n'est pas du chiqué, contrairement à Sarkozy, poseur-né. Brigitte et Emmanuel s'aiment, depuis longtemps et pour toujours : voilà tout. Mais il y a plus et mieux : la fameuse différence d'âge, qui contredit le préjugé. Brigitte a 60 ans, n'hésite pas à se faire photographier en maillot de bain, à son avantage, il faut bien le dire. Elle est riche et séduisante ; Emmanuel est beau et intelligent : c'est un conte de fée dans une société qui généralement nous raconte des histoires de fesses. C'est un rêve de prince et de princesse que nous offrent Brigitte et Emmanuel. Les verrait-on s'enlacer dans les flots, allongés amoureusement l'un contre l'autre sur le sable mouillé que ça ne nous surprendrait pas plus que ça : ces deux-là sont faits pour l'amour et le bonheur, y compris sous les appareils photo de Paris Match.

Les femmes qui ont la soixantaine sont de plus en plus nombreuses et refusent d'être des vieilles. Brigitte et Emmanuel leur font comprendre et espérer que c'est possible. Beaucoup de ces femmes-là veulent être des Brigitte, sortir de l'écume en maillot de bain, avec un Emmanuel à leur bras. L'océan est l'endroit de leur renaissance, leur source de jouvence : elles ont 60 ans et toute la vie devant elle, une promesse de pouvoir et de gloire à leur portée. Et combien d'hommes aimeraient être des Emmanuel, afficher une telle liberté, une telle réussite ? Les êtres humains sont ainsi faits qu'ils peuvent difficilement se passer de couples mythiques dans la vie publique : Montand et Signoret, Edith Piaf et Marcel Cerdan, Humphrey Bogart et Lauren Bacall, par exemple. La politique n'échappe pas à cette règle.

Le bonheur ne fait pas que des heureux, nous le savons bien. Je suppose que François Hollande va être furax. Cette photo contredit sa communication estivale, et la consigne qu'il a laissée à ses ministres : ne pas se montrer en vacancier, mais en serviteur continu de l'Etat, au travail. Le ministre de l'Intérieur, en bon élève du gouvernement, suit scrupuleusement la recommandation : ce n'est pas lui qu'on verra en short et en bob, sous un parasol, avec madame Cazeneuve à ses côtés. On ne l'imagine même pas poser ses lunettes pour souffler un peu, tant elles contribuent aussi à imposer le sérieux de son personnage. Hollande n'a pas tort : la France souffre, traverse une période tragique, est en guerre ; il est juste que nos dirigeants accordent leurs faits et gestes à cette situation.

Malgré tout, je donne raison à Brigitte et Emmanuel, qui ont sciemment choisi de poser pour le célèbre magazine (ce n'est pas une photo volée, il y a rarement dans la presse des photos volées). Oui, le couple respire la détente, la légèreté, l'insouciance. Oui, comme je l'ai dit, ils incarnent magnifiquement l'amour et le bonheur. Mais je ne vois là rien d'indécent, de choquant, de scandaleux. Et si la meilleure réponse au terrorisme, qui veut nous effrayer, c'était celle-là, le ciel, le soleil et la mer, la détente et l'insouciance, l'amour et le bonheur ? Contre la haine, la peur et la mort, quoi de plus efficace ? On ne lutte bien contre quoi que ce soit qu'en lui opposant son contraire. Et si la vie était supérieure au discours sécuritaire et anxiogène ? Alors oui, mille fois oui, Brigitte et Emmanuel ont eu raison de nous faire partager leur innocente joie d'être ensemble, pour nous faire oublier la tragédie, pour rappeler que celle-ci n'aura pas le dernier mot, ni surtout la dernière image. A mon tour, moi qui ne suis pas très plage, l'envie me prend de les rejoindre et de plonger avec eux dans le grand bain vital et vivifiant de l'océan.

mercredi 10 août 2016

Narcisse sauvé des eaux



Narcisse a mauvaise presse dans la société contemporaine. Le nom de ce beau jeune homme de la mythologie, qui a mal fini, a donné naissance à un substantif couramment utilisé aujourd'hui pour condamner, en politique, un travers, un vice, quasiment une perversion : le narcissisme.

Ainsi, ces jours-ci, j'entends dire de Donald Trump que son principal défaut serait le narcissisme. Si ça pouvait être vrai ! il serait bien de n'avoir que cela à lui reprocher ... Hélas, le problème n'est pas dans la personnalité du candidat républicain, mais dans ses prises de position. Son narcissisme est simplement grossier, stupide et quasi comique, là où celui d'Hillary Clinton est élégant, intelligent et discret.

Surtout, le procès en narcissisme est le plus mauvais et le plus injuste qu'on puisse faire à la classe politique. Chez nous, on parle du "bal des egos" ou d'"ego surdimensionné", en faisant la grimace. Mais cette critique est surtout proférée par ceux qui souffrent d'un déficit de personnalité et enragent devant celle des autres, principalement des adversaires et des rivaux.

Dans toute activité publique, le narcissisme est nécessaire, et en politique, il est recommandable et indispensable. L'amour de soi, qui est sa définition, est inhérent à l'homme ou à la femme qui a l'immense prétention de diriger un pays tout entier (mais c'est déjà vrai à la petite échelle d'une collectivité locale). Je n'aimerais pas donner mes suffrages à un candidat complexé, pas sûr de lui, hésitant, modeste, faisant profil bas (et pourtant j'en ai connus, qui ont d'ailleurs perdu !). Le narcissisme est une qualité qui doit figurer dans tout CV politique.

La défaveur courante que provoque le narcissisme, qui devrait au contraire susciter notre satisfaction, provient à mon avis d'une confusion entre vertu publique et défaut privé. Autant j'exige d'un leader qu'il dispose d'un fort ego et qu'il pratique un narcissisme assumé, qui sont les moteurs du combat politique et les gages de la réussite, autant je déteste les narcissiques dans la vie privée, le m'as-tu vu qui fait son kéké, envahit l'espace personnel, nous pompe littéralement l'air, se pose en centre du monde, exhibe son nombril à défaut de son cerveau.

Le narcissisme individuel, cantonné à la vie ordinaire, sans autre objectif que se montrer, est insupportable. Là, j'apprécie l'humilité et la discrétion ; mais pas dans la vie politique ! Comme quoi une vertu publique peut devenir un vice privé, et inversement : quelqu'un qui serait humble et discret en politique ferait un très mauvais candidat et un très mauvais dirigeant (mais il serait tellement mauvais candidat qu'il ne deviendrait jamais dirigeant !).

Il faut sauver Narcisse des eaux, la mythologie lui ayant donné trop mauvaise réputation. A l'heure de la communication, mais c'était déjà vrai avant, à toutes les époques, l'homme public est quelqu'un qui ne vit pas qu'avec lui-même, mais avec l'image qu'il se forge ou que les autres lui imposent. Il se met forcément en scène, joue un personnage, qu'il a plutôt intérêt à aimer, s'il veut persévérer et gagner. Oui, Narcisse doit se pencher sur son reflet dans l'eau et l'aimer, et je ne le crois pas condamner à tomber et à se noyer.

Il faudrait sans doute aussi, pour être complet, distinguer comme le fait Jean-Jacques Rousseau l'amour de soi, stimulant de l'activité politique, et l'amour-propre, simple vanité, susceptibilité puérile. L'homme politique doit avoir beaucoup de narcissisme et aucune vanité (remarquez bien d'ailleurs qu'autour de nous, ce n'est jamais la vanité qui est attaquée, mais toujours le narcissisme). Le désamour de cet amour de soi qu'est le narcissisme est à mettre sur le compte, aujourd'hui, de la morale et de la psychologie. Au fond, ces deux-là n'aiment pas le narcissisme en politique, tout simplement parce qu'elles n'aiment pas la politique.