vendredi 19 août 2016

Rue des Allocs



La nature humaine est ce qu'elle est : elle préfère la puissance à la faiblesse, la beauté à la laideur, l'intelligence à la bêtise, le raffinement à la vulgarité, la richesse à la pauvreté. Je ne sais pas si c'est bien ou si c'est mal, c'est une question d'appréciation morale, mais la réalité est ainsi. Les pauvres n'ont jamais été aimés. Aujourd'hui, les classes moyennes ont une hantise : basculer dans la pauvreté. Ce qui est nouveau, ce n'est pas tant le mépris universel et constant envers les pauvres que sa normalisation, son institutionnalisation. Jamais une société n'a autant rejeté les pauvres que la nôtre.

Le mot même de "pauvre" est ignoré, remplacé par des termes administratifs ou péjoratifs : SDF, cassos, charclo, assisté ... Les termes de vagabond, mendiant, misérable ont disparu du vocabulaire courant. Le mépris commence par le lexique. Surtout, les pauvres sont priés de quitter l'espace public, que l'on conçoit désormais de telle façon qu'ils ne puissent plus s'y asseoir et y séjourner. Les pauvres eux-mêmes n'osent plus se reconnaître comme tels : on leur a inoculé la honte de leur propre sort, on les a culpabilisés.

Enfin, notre comportement à l'égard de l'aumône, c'est-à-dire l'aide la plus simple et la plus élémentaire aux pauvres, a complètement changé. Au XVIIIe siècle, Jean-Jacques Rousseau, qui n'était pourtant pas un caractère facile et n'avait rien d'un philanthrope, gardait toujours sur lui quelques sous à donner aux mendiants de Paris. Aujourd'hui, quand un pauvre, dans la rue, dans le métro, demande une petite pièce, il essuie en général un silence poli : rares sont les personnes qui donnent (et pourtant, les mendiants sont beaucoup moins nombreux et beaucoup moins pressants qu'à l'époque de Rousseau !).

Le plus effroyable, c'est l'image moderne du pauvre, que la détestable émission de télévision sur M6 ne fait que reprendre : cupide, stupide, alcoolique, sale, méchant, voleur, vulgaire, violent (en poussant un peu, il ne serait pas loin d'être vicieux, pervers et violeur ...). Il ne viendrait pas à l'idée que le pauvre puisse être sensible, généreux et intéressant. L'hypocrisie de l'émission, c'est de prétendre agir au nom du bien, afin de montrer la réalité sociale. Son indécence suprême, c'est d'inciter des pauvres à faire les pauvres, à jouer leur propre rôle.

Le mal vient de loin, est enraciné dans les sources de notre civilisation contemporaine :

1- le libéralisme économique a fait de l'argent, du travail et de la réussite sociale la base morale de la société, dont les pauvres, sans argent, sans travail et en échec sont forcément exclus.

2- le socialisme marxiste a défendu la classe ouvrière et discrédité ce que Marx appelle le lumpenprolétariat, c'est-à-dire les pauvres, auxquels il dénie toute valeur révolutionnaire.

3- le protestantisme américain, contrairement au catholicisme européen, a interprété l'Evangile en un sens défavorable aux pauvres, la richesse étant considérée par lui comme un signe d'élection divine (en s'inspirant de la parabole des talents, que le chrétien est appelé à faire fructifier).

Par le passé, les pauvres étaient incroyablement plus nombreux, plus miséreux mais mieux acceptés, mieux estimés et même glorifiés. Ca ne changeait pas leur situation, mais le regard porté sur eux était différent, positif. L'Eglise honorait le pauvre, qui était considéré comme l'image du Christ, donc digne de vénération. C'est un discours que nous n'entendons plus du tout aujourd'hui, à tort ou à raison.

Le monde moderne fait bien de vouloir supprimer la pauvreté, mais du coup, il véhicule une image très négative du pauvre, comme si son existence était une anomalie, alors qu'aujourd'hui encore, il existe des centaines de millions de pauvres à travers le monde, que l'histoire de l'humanité est plus faite de pauvres que de riches. Mais comme ce sont ces derniers qui sont aux commandes, on finit par oublier les premiers, qui n'ont aucun pouvoir.

3 commentaires:

Erwan Blesbois a dit…

Pauvre ou riche. Mieux vaut ne pas être dans le viseur de la classe moyenne, envieuse et haineuse de tout ce qui n'est pas elle.

S a dit…

3- le protestantisme américain, contrairement au catholicisme européen, a interprété l'Evangile en un sens défavorable aux pauvres, la richesse étant considérée par lui comme un signe d'élection divine (en s'inspirant de la parabole des talents, que le chrétien est appelé à faire fructifier).

C'est à voir si c'est un effet du protestantisme (tous les américains même à la fondation, n'étaient pas protestants, une bonne partie étant catholiques) ou de la démocratie.

La république vise au bien commun, donc tente de ne laisser personne sur le bord de la route...
La démocratie a plus en vue le bien individuel et donc ne s'émeut guère s'il y a des laissés pour compte.

Erwan Blesbois a dit…

Je disais que je mettais la morale et la bonne conscience au dessus de tout. Mais quelle morale ? Celle de la religion, de la laïcité, de la psychologie ? Non en réalité la bonne conscience ne peut venir que du fait d'avoir vaincu ses adversaires, et de s'être mis à l'abris de la nécessité (les politiques sont donc dans le vrai). Donc les pauvres, en plus de leur pauvreté, souffrent d'une terrible mauvaise conscience : double peine.