lundi 29 février 2016

Aubry l'irresponsable



L'activité politique est indissociable de la notion de responsabilité, puisqu'on aspire à représenter les gens, à exercer un pouvoir, à faire des choix. Parmi ses premières qualités, un élu, à quelque niveau que ce soit, doit avoir le sens des responsabilités (qui sont généralement nombreuses dans le domaine de l'action publique). Mais être responsable, c'est quoi ? D'abord, c'est savoir d'où l'on vient, où l'on va et ce qu'on veut. Dans le jargon politique, c'est avoir une ligne. Ensuite, c'est prendre des positions en cohérence avec ses convictions. Enfin, c'est assumer les conséquences de ses décisions.

Si l'on suit cette définition, Martine Aubry, dans ses récents comme dans ses anciens propos, est une irresponsable. Un jour elle défend le gouvernement, un autre jour elle l'attaque. C'est l'un ou l'autre, mais ça ne peut pas être les deux. Les frondeurs ? A un moment Aubry fait un pas vers eux, à un autre moment elle s'en éloigne. La maire de Lille est dans une permanente valse-hésitation. C'est une gueularde dans la forme ; sur le fond, elle suit, elle finit par se rallier. Son idéologie est la social-démocratie, mais elle a du mal à s'entendre avec les sociaux-démocrates. On a l'impression qu'elle avance et réagit à l'humeur. Dans Le Monde, elle fait un portrait au vitriol de la politique actuelle, mais n'en propose pas une autre. Est-ce cela être responsable ?

A la télévision, on lui demande si François Hollande doit participer à la primaire que certains réclament. Martine Aubry répond que non, que ce n'est pas son rôle institutionnel. Le lendemain, devant les pétitionnaires de la primaire réunis dans sa ville, elle répond que oui, que ce serait formidable. En 24 heures, elle a changé d'avis, sans qu'on sache pourquoi. Aujourd'hui, nous apprenons que ses amis quittent le secrétariat national (SN) du Parti socialiste, c'est-à-dire l'équipe dirigeante. Pourquoi pas, s'ils sont en désaccord. Mais ils restent membres du bureau national (BN), c'est-à-dire de l'équipe dirigeante. Ainsi va Aubry, de contradiction en contradiction. La différence entre les deux instances, c'est que le SN agit, organise, gère le Parti alors que le BN discute, vote et investit. Aubry veut bien que ses amis restent à la tête, mais sans exercer de responsabilités. Sera-t-elle elle-même candidate à la primaire ? Non, pas question, répond-t-elle. Mais qui sait si demain elle ne soutiendra pas le contraire, si on la presse ? Je pense à Taubira, qui avait réagi de même : claquer la porte, ne pas présenter d'alternative, refuser de se porter candidate. Peut-être que comme elle, Martine Aubry finira par écrire un livre ...

dimanche 28 février 2016

La partielle de toutes les incertitudes




A 15 jours du premier tour de l'élection législative partielle dans la circonscription de Saint-Quentin, il est bien difficile de faire des pronostics. C'est un petit jeu inutile, auquel on se laisse facilement aller. D'habitude, depuis des années, mes prévisions se vérifient à peu près. Mais là, pour la première fois, je sèche, je suis dans l'incertitude. Pas à cause d'hésitation ou de doute personnel, mais pour des raisons objectives.

Incertitude quant à la participation. Elle sera inévitablement faible, hélas. C'est la loi du genre, dans une élection partielle, qui n'est pas reprise nationalement, qui n'est pas médiatisée, qui ne comporte pas d'enjeu majeur. L'abstention frappera tous les candidats, sans exception, et déformera forcément les résultats.

Incertitude quant au résultat de la droite, pourtant bien implantée dans la circonscription. Car ce n'est plus Xavier Bertrand qui est son candidat, connu, identifié et apprécié. Julien Dive n'est pas à ce niveau, ne vient pas de Saint-Quentin. Et puis, lors du dernier scrutin, régional, l'extrême droite a progressé dans l'électorat de droite et demeure une menace, un adversaire dangereux.

Incertitude sur le score socialiste. Anne Ferreira a l'ancienneté pour elle, les électeurs se sont habitués à son nom, son suppléant, Stéphan Anthony, est bien implanté dans son coin et ramène des voix. Mais le gouvernement est impopulaire, la base militante locale est faible et la gauche très divisée. Les 222 voix d'écart avec Xavier Bertrand dans la législative précédente, en 2012, pourraient donner l'espoir d'une revanche et d'une possible victoire. Mais c'est un trompe-l'oeil : à l'époque, le PS aurait dû normalement l'emporter, dans la foulée de l'élection de François Hollande. La gauche était majoritaire sur la circonscription. C'est Xavier Bertrand qui a incroyablement rattrapé son retard, remonté la pente et coiffé au poteau Anne Ferreira.

Incertitude pour le Front national. Il a tout pour lui en ce moment, mais Sylvie Saillard n'est pas Marine Le Pen, et son électorat sera encore plus difficile que les autres à mener aux urnes, d'autant que l'extrême droite n'a pas vraiment de relais chez les élus locaux.

Incertitude de la mobilisation militante. Dans une partielle, où la télévision ne joue aucun rôle direct, c'est l'ancrage militant qui est déterminant. Le rapport de forces entre Les Républicains et le Parti socialiste peut se mesurer au nombre d'adhérents qui ont participé à la désignation de leurs candidats respectifs : il est de 1 à 8 en faveur de la droite, la différence est écrasante.

Mais la politique n'est pas essentiellement une affaire d'arithmétique. Il n'est pas certain que les adhérents frontistes soient beaucoup plus nombreux que les socialistes, ce qui ne les prive pas de gros scores. La section communiste de Corinne Bécourt est plus active, plus jeune, plus forte que la section socialiste, mais ses résultats électoraux sont beaucoup plus faibles. Les bonnes prestations de son élu Olivier Tournay en conseil municipal auront-elles un impact ? Rien n'est moins sûr. Là aussi, nous nageons en pleine incertitude. Ce qu'il faut retenir, et qui n'arrange pas les prévisions, c'est que la mouvance des sympathisants, pour tous les partis, est aussi sinon plus déterminante que l'activité des militants. Des sympathisants largement incontrôlables, mais qu'il faut pourtant mobiliser.

Incertitude enfin au second tour. Si les trois premiers à pouvoir se maintenir sont dans un mouchoir de poche, qui va l'emporter ? De ce point de vue, le jeu est ouvert. Le scénario casse-tête pour la gauche : droite et extrême droite arrivent nettement en tête au soir du premier tour, le PS peut se maintenir sans espoir réel de gagner, les reports de voix des autres candidats de gauche étant faibles, incertains ou impossibles : que faire ? Retrait républicain pour battre le Front national ? Maintien pour tenter quand même le coup, au risque de faire passer l'extrême droite ? La pire des incertitudes, c'est celle-là.

L'incertitude va jusqu'à se ressentir sur les affiches des candidats. Anne Ferreira (vignette 1) n'accompagne la sienne d'aucun slogan, alors que c'est la tradition (l'écologiste Michel Magniez non plus). Son visage, de tous, est le plus en gros plan, avec le prénom qui se détache, comme si la personne primait sur le message. J'ai tout de suite pensé aux affiches de l'ancienne députée socialiste Odette Grzegrzulka, il y a 15 ans, qui mettaient elle aussi en avant le prénom et le visage. Julien Dive (vignette 2), sans cravate (le temps est fini où le bout de tissu était un passage obligé), propose, sur fond de basilique, un slogan éthique : "Défendons nos valeurs". Mais lesquelles, puisque les rillettes Bordeau Chesnel nous apprennent que nous n'avons pas les mêmes ? Quant à Sylvie Saillard (vignette 3), elle nous parle du "terroir", ce qui est un peu ras de la motte pour quelqu'un qui aspire à devenir législateur de la République.

Au terme de ce billet, je me rends compte qu'il ne sert à rien, puisqu'il est incertain. Mais j'ai pris plaisir à l'écrire et vous, j'espère, à le lire. Il y a pire activité, pour un dimanche.

samedi 27 février 2016

Il faut désacraliser le travail



Du débat sur les 35 heures il y a 15 ans à l'actuel débat sur la réforme du droit du travail, nous assistons à la même passion, déraison et parfois hystérie. Tout ce qui touche au travail provoque ces réactions, parce que le travail est devenu quelque chose de sacré, à quoi on ne peut pas toucher (c'est la définition du sacré). Toute réforme en ce domaine parait sacrilège. C'est d'autant plus vrai et plus fort que le travail se raréfie, se précarise et se déqualifie. Ce qui en reste en est d'autant plus précieux, plus sacré.

Le sacré repose sur trois composantes : la souffrance, le sacrifice et la mort. La perception contemporaine du travail le confirme. Le thème de la souffrance au travail est très répandu. Le fameux burn out en est sans doute la démonstration la plus éclatante. La dimension sacrificielle est avérée : plusieurs millions de personnes sont exclus du monde du travail, en sont devenus les parias. A l'autre bout, nous allons vers des millions de personnes qui ne travailleront plus, les retraités. Quant à la mort, elle se manifeste par les suicides dans le cadre professionnel, attestant de cette vérité nouvelle et tragique : se tuer au travail est désormais une formule à prendre à la lettre (jusqu'à présent, on se plaignait de l'exploitation, pas du meurtre).

La sacralisation du travail, et les maux qui vont avec, sont récents, deux siècles environ. Quand notre société était chrétienne et aristocrate, le travail était méprisé. La Bible le voyait comme une punition, une malédiction, et la noblesse le considérait comme un esclavage bon pour le peuple. C'est au XIXe siècle que le travail devient une valeur pour les classes dirigeantes, sous la poussée conjointe du capitalisme et du communisme. Pour les uns, le travail est une source de profit de la bourgeoisie, pour les autres un moyen d'émancipation du prolétariat. Déjà, au début du siècle précédent, l'écrivain Daniel Defoe nous présentait un personnage à l'immense succès : Robinson Crusoé. Que fait-il sur son île ? Il travaille ! L'amour, la religion ou l'art sont absents du récit.

Aujourd'hui, de la caricature du jeune cadre dynamique des années 70 au fameux travailleurs, travailleuses, lancé rituellement par Arlette Laguiller, tout le monde ne pense plus qu'à ça : le turbin, le taf. Lors de la campagne présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy séduit parce qu'il propose de mettre fin aux 35 heures, qu'il parle de valeur travail, qu'il fait l'éloge de la France qui se lève tôt, qu'il promet aux Français qu'ils pourront travailler plus pour gagner plus.

Au contraire, la gauche devrait désacraliser le travail, en dénonçant trois idées fausses : le travail serait condition ou synonyme de bonheur, de vertu et de liberté. La première idée, récente et fréquente, comme les deux autres, soutient que le travail serait le lieu de l'épanouissement et du bien-être, nécessaire à la construction de la personnalité. Non, le travail, c'est l'effort, la fatigue, la dureté, parfois l'aliénation, dont on se passerait volontiers si on le pouvait. Il faut reprendre et répéter ce qu'on en disait autrefois : le travail sert à gagner sa vie, pas à s'épanouir psychologiquement. La remarque n'exclut pas qu'on puisse tirer un certain plaisir à travailler et une fierté légitime à ce qu'on fait. Mais le travail n'a rien à voir avec le bonheur.

De même, le travail est distinct de la vertu. Bien sûr, il y faut des qualités morales : la ponctualité, la responsabilité, la discipline et surtout le courage et ses corolaires, la patience, la ténacité. Mais bien travailler ne fait pas de vous quelqu'un de bien. Les vertus supérieures ne sont pas les précédentes, mais l'amour, le respect, la générosité, la tolérance et quelques autres, qui n'ont strictement rien à voir avec les qualités professionnelles.

Enfin, le travail n'est pas l'expression de notre chère liberté. Depuis que l'humanité existe, on prend le boulot qui vient, qui nous fait vivre, pas celui qu'on a choisi ou dont on rêve. Et même les rares qui se trouvent dans ce cas font l'expérience d'un monde du travail qui est fait de contrainte, d'obéissance et de désagrément.

En idéalisant le travail, nous l'avons rendu pathogène, anxiogène pour une grande partie de la population, tant l'écart est grand entre sa sacralisation et sa réalité. Il est donc urgent de désacraliser le travail, qui doit moins compter, dans notre pensée politique, que l'emploi. L'essentiel est dans la création d'emplois, pas dans l'exaltation du travail. La formation, les métiers, les postes, les carrières, les rémunérations, voilà ce dont il faut parler, et pas d'un mythique travail.

Si le nécessaire débat autour de la loi El Khomri est mal parti, c'est parce que ses adversaires l'hystérisent, en présentant et en percevant, de bonne foi, cette réforme comme un blasphème, une profanation envers le travail. Est-ce que la raison l'emportera sur le fantasme ? C'est ce que nous verrons dans les prochaines semaines. En matière de travail aussi, nous devons passer de la religion à la sécularisation, de la croyance à la laïcité, du principe de plaisir au principe de réalité.

vendredi 26 février 2016

Pierre Laurent à St-Quentin




Le PCF a tenu hier soir un meeting en salle Paringault, avec son secrétaire général, Pierre Laurent, en soutien aux candidats à l'élection législative partielle de mars (vignette 1). Guy Fontaine, le président du comité de soutien, m'a évoqué l'époque lointaine où le Parti louait un chapiteau, quand Georges Marchais venait. Une question se posait : les communistes dissidents, Corinne Bécourt et Olivier Tournay, allaient-ils intervenir durant la réunion ? Non, tout s'est déroulé calmement (vignette 3, l'assistance). Les rebelles n'auront été présents que sur leur affiche électorale, à la sortie, le long des panneaux officiels, sages comme des images.

Le premier des intervenants n'est pas communiste. C'est la conseillère départementale Caroline Varlet, plus connue sous son nom de scène, La Mordue, chanteuse et accordéoniste (vignette 2 : à la table, de gauche à droite, Benoît Roger, secrétaire départemental, Gérard Brunel et Nathalie Bendif-Le Meur, candidats, Pierre Laurent, Jacky Hénin, ancien député européen, Guy Fontaine, président du comité de soutien). Varlet, n'est-elle pas communiste de cœur à défaut de carte, révoltée, indignée, un peu anar sur les bords ?

Son intervention est courte, hésitante, fraîche : ce n'est pas une politique, à la différence de Jacky Hénin, le nordiste, qui donne le ton de ce que sera la soirée : hostile au gouvernement et au Parti socialiste, "pire que Sarkozy". Il est rapide, lyrique et cinglant. La loi El Khomri est la cible récurrente des critiques, très virulentes. Mais il y a aussi le reproche, plus étrange, fait au PS de ne s'être pas maintenu au second tour des élections régionales, laissant, d'après Hénin, la gauche orpheline.

Régis Lécoyer, co-président du Parti de gauche dans l'Aisne, choisit de défendre la stratégie du rassemblement (alors que son leader, Jean-Luc Mélenchon, fait bande à part au niveau national). L'ancien prof d'histoire et ancien patron du PS départemental évoque, à contretemps, le Front populaire et l'Union de la gauche, à des milliards d'années-lumière de la situation politique actuelle. Sur El Khomri, il lâche le mot qui tue et qui sera repris par d'autres : "trahison".

Benoît Roger est le premier intervenant à faire une très légère allusion aux "divisions de certains" (comprenez : Bécourt et Tournay). Gérard Brunel, en tant que candidat, a un mot pour chacun de ses adversaires et concurrents principaux. Julien Dive ? Son slogan, "Défendons nos valeurs", vise sûrement les valeurs boursières. Anne Ferreira ? Elle n'a que son nom à proposer sur l'affiche. Saillard ? Elle est élue municipale, conseillère régionale, aspire à devenir députée alors qu'elle dénonce le cumul des mandats.

Pierre Laurent, d'emblée, explique pourquoi il est là : pour réaffirmer que Brunel et Bendif "sont les candidats, les SEULS candidats du PCF". Pas besoin d'en dire plus, tout le monde a compris. Sur la loi El Khomri, une couche est remise : "la loi la plus grave depuis la Libération", "la fin des 35 heures", "un scandale", "une provocation". Lui aussi revient sur les régionales, sur la décision du PS de se retirer pour faire battre le FN : "un scandale démocratique", "une profonde blessure". Le secrétaire général du PCF va jusqu'à soutenir que le pouvoir régional actuel n'est pas représentatif.

A la fin, pas d'Internationale ni de poings levés, mais une concession à la tradition : la collecte au drapeau (vignette 4). Je sors de ce meeting très dubitatif. Au plan national et local, qu'est-ce qui pourrait encore réconcilier les socialistes et les communistes ? J'ai l'impression que nous n'avons plus rien en commun. Quand j'entends Brunel et Laurent, je crois entendre Bécourt et Tournay, qui pourtant sont divisés entre eux ! J'ai aussi une image qui me revient, qui ajoute à mon trouble : il y a quelques semaines, aux régionales en Ile-de-France, Claude Bartolone, Emmanuelle Cosse et ... Pierre Laurent unis, côte à côte, saluant ensemble la foule. La politique me laisse à la fois indécis et plein d'espoir.

jeudi 25 février 2016

200 000 rumeurs



Une pétition en ligne contre la réforme du droit du travail fait des petits, quelques centaines de milliers de signatures en quelques jours. Hier, à la radio, j'entendais le chiffre de 200 000, ce matin 500 000, dans deux jours, un million peut-être : quelle importance, quand on déteste, on ne compte pas ! La gauche de la gauche (curieuse redondance, que je ne confonds pas avec l'extrême gauche, qui a mon estime et mon respect) ne gouverne pas, alors elle pétitionne, à tour de bras. Prenez n'importe quel sujet, vous obtiendrez très vite des tas de signatures. Quand on est faible, on se croit fort avec ça.

Le phénomène ne peut qu'aller en s'amplifiant, puisque c'est une forme de delirium. Le texte contesté n'a été lu par pratiquement personne, sa version actuelle n'est qu'une base de travail, le Parlement en discutera et forcément l'amendera. Cette pétition n'est pas un combat, c'est une occasion : s'en prendre au gouvernement socialiste, lancer un dernier missile en sa direction. La boulimie de signatures, l'excitation médiatique, tout ça me fait penser, il y a 11 ans, à l'affreux et faux débat sur le Traité constitutionnel européen et, dans une moindre mesure, l'énervement autour du TAFTA, le traité commercial transatlantique.

Dans tous les cas, un texte mal connu, peu lu, déformé à souhait devient une source d'inépuisables fantasmes. La gauche de la gauche y déverse toute sa rancœur envers la social-démocratie. En 2005, c'était terrible : on dépeçait le traité européen, on disséquait ses lambeaux et on lui faisait dire ce qu'il ne disait pas. C'est tout le problème : dans l'affrontement entre la parole et l'écrit, c'est la parole qui a le dessus, parce que le langage est le lieu de tous les fantasmes, où les mots s'envolent très vite. L'écriture, comme moi en ce moment, reste : elle est beaucoup plus stable, rationnelle, réfléchie (même si elle défend un point de vue qui peut bien sûr être contesté).

Le TCE a nourri à l'époque une multitude de rumeurs, de mensonges qui rendaient le débat impossible, paranoïaque. Je me souviens que ses adversaires, les "nonistes" (sic), prétendait qu'il était anti-laïque, parce que le mot de "laïcité" n'apparaissait nulle part dans le texte. Cas parfait de délire : le mot n'y est pas, donc l'idée est absente ! Le fantasme, c'est quand les mots l'emportent sur les idées et les réalités. Du coup, on ne réfléchit plus sur un projet et ses grandes lignes (qu'on peut approuver ou contester), mais on se focalise sur des détails isolés, qui sont faux ou insensés. C'est le trouble de l'obsessionnel-type.

Revenons au projet de réforme du Code du travail. Une rumeur parmi des dizaines affirme, vrai de vrai, que la journée de travail pourra être portée à 12 heures. Ces socialistes sont des esclavagistes ! Dans l'esprit moyen, il est déjà bien de bosser 6 ou 7 heures maximum, mais le double, quelle scandale ! Vous voyez : rien qu'avec un tel mensonge, on en ramasse à la pelle, des signatures pour la fameuse pétition.

Permettez une confidence, que je crois avoir déjà faite sur ce blog : 12 heures par jour à travailler, c'est ce que j'ai fait de 1986 à 1993, dans le gardiennage, où les vacations étaient de cette amplitude horaire, assortie de nombreux repos compensateurs, ce qui revenait à travailler environ trois jours dans la semaine. Tout ça pour vous dire que le maximum horaire journalier de 12 heures est inscrit depuis longtemps dans le Code du travail, réservé à des activités très spécifiques, comme celle que j'ai effectuée pendant sept ans. Et puisque nous sommes en train de compter (comme tous ceux qui renoncent à réfléchir), je vous dirais que le nombre global de mes heures de travail effectif est beaucoup plus élevé depuis que je suis devenu enseignant (dans l'un et l'autre cas, je ne m'en plains pas, j'ai fait un choix).

Pourquoi tous ces détails personnels ? Parce que le délire paranoïaque (un complot socialiste se trame, visant à détruire le droit du travail) ne peut être combattu qu'en retournant les détails dont il prétend se nourrir. Bien sûr, à choisir, je préfèrerais un débat rationnel et honnête sur la philosophie générale du texte. Mais, en politique, on ne choisit ni ses adversaires, ni le champ de bataille. Je me mets à leur niveau, même quand il est très bas, et j'essaie quand même de l'élever un peu.

Nous aurons hélas l'occasion de revenir sur les autres et nombreux mensonges, erreurs, fantasmes et délires que le projet de loi sur le droit de travail est en train d'alimenter. Valls, El Khomri et Macron ont bien fait de se montrer unis, à l'image, pour faire symboliquement barrage à la marée montante, pour afficher leur détermination à défendre ce projet : la raison ne doit pas céder devant le fantasme, la volonté doit demeurer inflexible face au délire. Si le symbole peut y aider, tant mieux.

Un dernier point, le plus drôle : les anti-El Khomri se sont trouvés un héros, un porte-drapeau, qui leur certifie que la réforme en discussion est véritablement ultra-libérale. Il s'agit de Jacques Attali, l'idiot utile du moment, selon la tradition léniniste. La gauche de la gauche adore aller chercher quelqu'un qui n'est pas de ses rangs pour la représenter, selon un raisonnement débile : nous avons nécessairement raison, puisque quelqu'un qui n'est pas d'accord avec nous est d'accord avec nous. Car Attali, c'est un social-libéral pur jus.

J'attends avec délectation le jour où la gauche de la gauche sera fan d'Alain Minc, parce que, sur un sujet, il parlera comme elle ! L'analogie avec 2005 est à nouveau frappante : c'était alors Laurent Fabius qu'on avait ressorti de derrière les fagots, Lolo, celui qui a converti le Parti socialiste à la culture d'entreprise, en devenant le Premier ministre de la politique de rigueur en 1984, dont l'ami politique, Pierre Bérégovoy, à son tour à Matignon après Cresson, a pratiqué la politique bien peu gauche de gauche du Franc fort.

Mais qu'importe le flacon, Fabius hier, Attali aujourd'hui, Minc demain, pourvu qu'on ait l'ivresse, celle de l'antisocialisme. C'est passé en 2005, l'Europe a été durablement affectée par l'échec du oui au référendum. Cette fois, la gauche de la gauche réussira-t-elle à casser les reins du gouvernement, en multipliant les signatures contre lui ? Rien n'est moins sûr. Le Parti socialiste trouvera-t-il en lui les ressources pour contre-attaquer, passer à l'offensive ? Je le souhaite, mais je n'en suis pas certain non plus.

mercredi 24 février 2016

Le fiel et la fidélité



Martine Aubry et quelques autres ont signé une tribune dans Le Monde paru aujourd'hui. C'est une déclaration de guerre au gouvernement, un acte d'opposition clair et net. Ce qui est reproché à François Hollande et à son équipe est sans nuance : "un affaiblissement durable de la France". Un responsable de droite n'aurait pas dit mieux (ou pire, c'est selon). Ce brûlot est rempli de points d'exclamation. C'est de la mauvaise littérature de congrès, d'une pauvreté politique consternante. Son seul mérite, c'est l'absence d'ambiguïté : Martine Aubry et ses amis ont quitté la majorité présidentielle.

Que propose Martine Aubry ? Rien. Se pose-t-elle en possible alternative ? Non. Où débouche cette démarche ? Nulle part. Trop, c'est trop, en effet : en 2012, Martine Aubry refuse d'entrer au gouvernement, renonçant à participer à l'effort collectif. En 2015, elle refuse de prendre la tête de la liste régionale, laissant aller au casse-pipe son second. Au dernier congrès socialiste, elle soutient la motion majoritaire, et pas l'aile gauche ou les frondeurs. Aubry, c'est n'importe quoi. C'est surtout celle qui, au lieu de mettre les mains dans le cambouis, préfère remuer la merde.

Les signataires de ce pamphlet antigouvernemental n'ont rien en commun : Aubry, Hamon, Cohn-Bendit, quelle cohérence politique ? Aucune. Aubry est une social-démocrate contrariée, qui ne s'assume pas. Hamon est un gagne-petit de la politique, qui gère une arrière-boutique, un sous-courant, un fond de commerce. Cohn-Bendit, qui a ma sympathie, est surtout Cohn-Bendit, c'est-à-dire quelqu'un qui n'a jamais été socialiste. Où voulez-vous qu'on aille avec un tel attelage ?

Cette mise en accusation porte sur quatre chapitres. Contre le pacte de responsabilité, la première grande mesure du gouvernement, au début de ce quinquennat : et c'est maintenant qu'Aubry vient nous dire que c'est pas bien ? Contre la réforme du Code du travail : celle-ci n'a même pas été présentée en Conseil des ministres, ni discutée au Parlement, que déjà Aubry tire à boulets rouges dessus. Contre la déchéance de nationalité : moi aussi je suis contre, mais il fallait bien que quelqu'un tranche ce débat, qui ne pouvait être que le président de la République, et pas le maire de Lille. Contre l'accueil trop restreint des migrants : moi aussi, je le déplore, mais contrairement à Aubry, je ne cherche pas à régler des comptes avec le chef de l'Etat, le gouvernement et la direction du Parti socialiste. La différence entre Aubry et moi, tous deux socialistes pourtant, c'est la différence entre le fiel et la fidélité.

mardi 23 février 2016

Une nouvelle expo de Tibo




Au moment où se déroulait l'évacuation du camp des migrants à Calais, le photographe Tibo, dont nous avions apprécié l'an dernier l'exposition sur Fukushima, inaugurait ce soir dans la galerie Saint-Jacques une nouvelle série de ses œuvres, consacrées au parcours d'Ahmad, un réfugié avec lequel il a parcouru la "jungle", pour nous en montrer la vie quotidienne. Le support est de simple papier, volontairement, pour qu'une matière pauvre rende compte de la pauvreté.

Est-il d'accord avec l'opération qui a lieu en ce moment ? Non, Tibo pense qu'elle ne règlera rien, que les migrants iront ailleurs, que les containers d'habitation qu'on leur propose manquent d'intimité. Sa solution, alors ? Un accueil décent, ailleurs, dans des structures adaptées. Dans l'assistance (vignette 2), Jocelyne Nardi et Marcel Ouillon, de l'ASTI (association de solidarité avec les travailleurs immigrés), expliquent l'aide qu'ils apportent, depuis de nombreuses années, aux étrangers et à leur famille.

L'avocate Sylvie Racle me dit que les titres de séjour vont être bloqués, que les expulsions vont se multiplier. Un peu surpris par la présence du colonel Maurice Dutel, je le taquine sur la présence du général Piquemal, à Calais, au milieu de nazillons. Nullement gêné, il me répond que les militaires ont une fâcheuse tendance à s'égarer en politique, surtout la haute hiérarchie, à une notable exception selon lui, de Gaulle évidemment.

Nazillons à Calais, fachos à Saint-Quentin : pendant le vernissage de l'expo, des militants du Front national, les élus municipaux en tête, Sylvie Saillard et Florian Demarcq, distribuaient des tracts devant Saint-Jacques. Ils savent que plus personne désormais ne leur dispute la rue, ils en profitent. Leur papier est infect, un vrai torche-cul, dont je vous laisse apprécier le début : "Ce soir, champagne et petits-fours pour se donner bonne conscience en compatissant aux malheurs d'Ahmad qui rêve d'Angleterre et de liberté". Tout le reste est à l'avenant : monter les Français contre les migrants, opposer les pauvres aux pauvres, jouer avec la misère des gens. Saillard et Demarcq, dans leurs habits bien coupés, rêvent de pouvoir et d'honorabilité bourgeoise. Il faut les renvoyer à leur vomi : ce tract pue la haine, la xénophobie.


PS : ni champagne, ni petits-fours lors de ce vernissage, mais cidre, jus d'orange et biscuits apéritif. Les fachos n'en sont pas à un mensonge près pour salir une belle initiative.

lundi 22 février 2016

Gare à Gazpar




Le conseil municipal de ce soir, à Saint-Quentin, était très attendu. La politique, c'est aussi une affaire de style. Après Xavier Bertrand et Pierre André, quel allait être celui du nouveau maire, Frédérique Macarez ? Nous n'avons pas été déçus. Pour une fois sans foulard, elle a commencé, tout en sourire, par un rappel à l'ordre sur les prises de parole. En résumé : pas de polémique, pas de politique. La suite en a été la démonstration : des échanges très techniques, dans lesquels l'alter ego du maire dans l'opposition, Olivier Tournay, PCF, est très à l'aise, en costume cravate gris clair, s'il vous plaît. Question autorité, Macarez a enfoncé le clou, sur la tête de Mathieu Gressier, ex-directeur général des services : "j'ai mis fin à ses fonctions, comme vous le savez ..." A bon entendeur, salut !

L'assemblée a été très calme, très sage. Des interventions pas trop longues, très fluides, les réponses du maire claires, minimales, une douce ambiance, agréable. Le temps des bagarreurs semble terminé (à confirmer). Un changement d'époque : plus de SMS bourrés de fautes qui défilent en bas de l'écran, plus de laborieuses explications aux téléspectateurs. Tant mieux, ce système télévisé n'avait pas là sa place. La séance a été rapide et s'est conclue sans façons, sans conclusion. Pas de temps à perdre en discours inutiles : c'est ça aussi, la nouvelle génération.

Olivier Tournay s'est montré égal à lui-même, d'une fermeté cette fois-ci courtoise : il n'a plus le grand méchant loup XB devant lui (mais quand même dans la salle, qui ne consulte sa tablette que d'un œil, au cas où ...) Premier dossier un peu chaud : l'aide financière aux commerçants, que le jeune élu communiste verrait mieux affectée aux précaires. Question de choix, de priorité, comme toujours en politique. Mais son assaut le plus original aura été contre les compteurs à gaz, d'une espèce nouvelle, Gazpar, dont j'ignorais totalement et le nom, et l'existence, et les dangers. Savez-vous que ces bêtes-là sont devenues "intelligentes" (c'est le terme qui a été employé) ?

Jusqu'à présent, je trouvais que mon compteur à gaz était un peu con, se bornant à mesurer ma consommation. Les nouveaux ont nettement évolué : ils sont capables d'enregistrer vos invités, votre lever et votre coucher, les prises de douche (tout ça est véridique) et peut-être bien le nombre de fois que vous faites l'amour en une nuit. Un pauvre compteur à gaz, moche comme tout, est désormais un péril pour la vie privée (il parait que les compteurs électriques d'aujourd'hui ne sont guère mieux). C'est affolant et effrayant.

Une vingtaine de villes ont refusé Gazpar, Olivier Tournay demande à ce que Saint-Quentin rejoigne les rebelles. Je ne sais pas, mais je vais regarder d'un autre œil l'engin chez moi. Pour une fois, l'élu communiste a été soutenu par l'élu anticommuniste Vincent Savelli, qui en a rajouté en matière d'inquiétude : les hackers peuvent nous mettre "tout nu", prenant le contrôle de nos téléphones, ordinateurs, télévisions, éclairage électrique ... Ce n'était plus un conseil municipal, mais un récit de science-fiction, ou un film d'horreur.

Le Centre social Saint-Martin va enfin recevoir des locaux dignes de ce nom, et plus les préfabriqués qui venaient du chantier d'Eurotunnel ! Sylvie Saillard, élue FN, en voulant déplorer que l'entreprise chargée de la construction vienne de Roubaix, a commis un joli lapsus qui a fait rire (même moi, qui pourtant ne rit jamais à ce que dit le FN) : société "française" au lieu de "locale". Eh oui, quand on est nationaliste, ça tape sur le cerveau. Voilà le résultat de l'ambiance inédite, très détendue, qu'a instaurée Frédérique Macarez : les propos de l'extrême droite amuse. Un seul continue à fiche la trouille : pas Xavier Bertrand, ancien méchant maintenant silencieux, mais Gazpar, nouvelle menace.

dimanche 21 février 2016

Tous contre Hollande



Le projet de réforme du droit du travail, qui n'a pas encore été soumis au débat parlementaire, provoque déjà une levée de boucliers. Si la contestation venait de la droite, ce serait le jeu normal de la démocratie, où l'opposition doit faire son travail. Si la critique était le fait des seuls syndicats, ce serait compréhensible : ils sont indépendants du pouvoir politique, ils ne sont pas en charge de l'intérêt général mais de la défense de leurs mandants, les salariés. Mais non, les protestations viennent du propre camp du chef de l'Etat, jusqu'au premier secrétaire du Parti socialiste. C'est là où ce n'est pas très cohérent.

On peut être pour ou contre la politique de François Hollande, on ne peut pas lui faire de procès en incohérence. Le quinquennat s'est ouvert sur une grande réforme, le pacte de responsabilité, il se termine sur une autre grande réforme, touchant au droit du travail. Il y a une parfaite articulation entre les deux : on commence par la baisse des charges pour les entreprises, on finit avec l'assouplissement des règles d'embauche et de licenciement. Le fil conducteur, la logique annoncée, c'est de mettre le paquet, au propre et au figuré, sur le secteur privé, pour faciliter la création d'emplois. Le sérieux d'Hollande, et son honnêteté, c'est d'avoir engagé son nom et son avenir sur la réussite de cette politique.

Cette politique "choque" à gauche, parce qu'elle est inhabituelle, parce qu'elle ne correspond pas à son histoire nationale. Jusqu'à présent, un gouvernement de gauche s'alliait, implicitement ou non, aux grandes organisations syndicales, en une sorte de travaillisme à la française, sous-jacent. Mais pour quels résultats ? Et puis, devons-nous suivre notre histoire ou notre créativité ? Faut-il répéter la gauche du passé ou inventer la gauche du futur ? Vous connaissez ma réponse ... Le quinquennat de François Hollande, qui n'a plus qu'un an devant lui, a procédé à un renversement d'alliances jamais vu : le compromis s'est fait en direction du patronat. Que certains soient déboussolés, on l'imagine facilement. Mais à eux de changer de boussole ...

La réforme du droit du travail ne doit pas se juger d'abord dans son détail, mais dans sa ligne générale. C'est à cette hauteur qu'on comprend qu'il y a deux gauches "irréconciliables", pour reprendre le mot très tranché, très juste du Premier ministre. La première position, issue plus ou moins du marxisme, relève de la lutte des classes. L'idée, c'est qu'il faut toujours être du côté des salariés, contre les patrons, les uns étant mécaniquement identifiés aux exploités, les autres aux profiteurs. Ce schéma, qui n'est pas le mien mais qui n'est pas sans valeur, influence une grande part de la gauche française. De son point de vue, la réforme du Code du travail est inacceptable, puisqu'elle favorise les chefs d'entreprise et n'apporte pas de droits substantiellement nouveaux aux salariés (que les droits actuels soient préservés n'amadoue pas les tenants de cette position)

La seconde position n'est pas traditionnelle, son socle idéologique est moins stable, moins identifié, moins repérable, d'où l'hésitation du vocabulaire pour la qualifier. Je dirais que, contrairement à la gauche de la lutte de classes, c'est la gauche du compromis social, qui n'hésite pas à s'allier avec le patronat, au nom de l'intérêt général. D'un point de vue très personnel, j'ai toujours préféré cette deuxième gauche, qui me semble plus ouverte, plus réaliste, plus efficace. Ce n'est pas que je nie l'existence des classes sociales, la lutte entre elles, la quête du profit et l'exploitation qui en résulte, ni même la grandeur de la philosophie de Karl Marx. Mais la question qui se pose, c'est de savoir ce qu'on fait de cette réalité sociale, divisée, conflictuelle ? Soit on l'exacerbe, en prenant partie pour les uns ou pour les autres, soit on recherche un compromis possible et temporaire, en vue de ce qu'on pense être l'intérêt général. Ma préférence va à la seconde option.

Ne croyez pas que mon propos soit de pure philosophie politique. Jamais. Mais il faut partir de ce niveau pour comprendre le reste. Prenons un exemple : la réforme des prud'hommes. Si vous pensez qu'il faut à tout prix défendre les salariés, il ne faut pas en effet toucher au fonctionnement de ces tribunaux, qui leur sont très largement favorables (la plupart des plaignants se voient satisfaits). Le gouvernement a décidé d'établir un barème des sanctions, un plafond dans les indemnisations. C'est la moindre des justices que de savoir ce qu'on encoure quand on est convoqué devant un tribunal. Ce n'était pas vraiment le cas avant. Au souci de justice se joint l'efficacité économique : va-t-on embaucher quand on craint par la suite d'être mis aux prud'hommes, épée de Damoclès dont les salariés ont appris à se servir, l'esprit de juridisme se propageant ?

La question qui se pose est donc la suivante : est-on moins de gauche, passe-t-on à droite parce qu'on privilégie la justice pour tous, l'intérêt général et la création d'emplois, au lieu de privilégier la défense systématique de ce qu'on pense être l'intérêt des salariés ? C'est un débat, la réponse n'est pas évidente mais j'ai fait le choix de dire non. Ceux qui, à gauche, affirment que oui ne peuvent être que contre Hollande. La ligne de fracture n'est pas entre réformistes et révolutionnaires, gauche de gouvernement et gauche radicale : ce clivage-là est ancien et même inaugural. Non, la ligne de partage traverse le Parti socialiste, son groupe parlementaire et, avant certains départs, le gouvernement lui-même. Je ne sais pas comment cette contradiction va être réglée dans les prochains mois. Ce que je sais, c'est qu'il n'est pas politiquement tenable d'être, comme socialistes, tous contre Hollande.

samedi 20 février 2016

La nuit d'Umberto Eco




Mon rêve, ce serait de pouvoir lire un bouquin passionnant toute une nuit. Je n'y arrive jamais : au bout de trente minutes, je m'endors. Quelle misère ! Il y a une seule exception à ce stade de ma vie : en février 1983, dans une chambre d'hôtel à Angers, j'ai lu jusqu'au petit matin "Le Nom de la rose", d'Umberto Eco, qui venait de sortir (édition de poche en vignette). L'écrivain est entré hier dans une autre nuit.

Ce roman m'a plu, parce qu'il est à l'image de son auteur : d'aucun genre particulier, de tous les genres, encyclopédique. C'est un polar, une somme théologique, un récit d'aventures, un conte fantastique, une comédie, un scénario de film ... Umberto Eco, comme Michel Tournier, c'est un écrivain philosophe : c'est pourquoi je me sers de ces deux références dans certains de mes cours. L'histoire du "Nom de la rose" tourne autour d'un manuscrit attribué à Aristote, prenant la défense du rire, que la religion ne saurait accepter. De quoi penser, non ?

Ce que j'aime beaucoup chez Umberto Eco, c'est qu'il fait sortir la réflexion savante de son cadre universitaire, pour la diffuser dans la culture populaire, à laquelle l'écrivain s'intéressait de près (il a étudié la mythologie contemporaine des super-héros, par exemple). Nous devons aussi à Eco un regard critique sur l'univers actuel des médias. Il se désolait de l'abrutissement généralisé provoqué par les "réseaux sociaux". Dans le roman qui, après "Le Nom de la rose", a ma préférence, "Le Cimetière de Prague", Umberto Eco met en scène, au XIXe siècle, les théories du complot et l'ésotérisme qui va avec.

L'écrivain et penseur, à travers son œuvre, pose la question : qu'est-ce qui est vrai, qu'est-ce qui est faux ? Sa réponse est celle d'un artiste : il y a des mots, des signes, du langage, de la littérature, il faut évoluer au milieu de tout ça, confronter, vérifier, créer. En quoi croyait Umberto Eco ? En la lecture, rien qu'en la lecture. Il ne délivre aucun message, ne défend aucune idée ou valeur, il nous recommande simplement (mais ce n'est pas si simple !) de lire, de prendre un livre et d'en tourner les pages (geste qu'on voit de mieux en moins, autour de nous, dans les lieux publics). "Le Nom de la rose" se déroule en grande partie dans une bibliothèque, et son héros principal, c'est le livre. Faites le redoutable test : prenez un bouquin, d'Eco ou d'un autre, commencez à le lire en vous couchant, essayez de tenir jusqu'à l'aube : si oui, vous aurez vaincu le sommeil, vous serez devenu le maître du monde !

vendredi 19 février 2016

La loi dont personne ne parle



Depuis quelques semaines, nous nous passionnons pour une loi, la déchéance de nationalité, qui ne concernera presque personne, qui n'aura aucune efficacité et qui sera purement symbolique. Depuis quelques heures, nous réagissons violemment à un projet de loi, la réforme du droit du travail, qui n'a pas encore été rendu public, qui n'a pas été présenté devant le Conseil des ministres, qui ne sera discuté au Parlement que dans quelques semaines. Mais ce sont des thèmes médiatiques et polémiques, qui divisent à l'intérieur des grandes formations politiques : ce sont donc des sujets à spectacle.

Il y a une loi dont personne ne parle, qui est pourtant très importante, qui a été adoptée hier soir par le Parlement, sans médiatisation, sans polémique, sans spectacle : il s'agit de la loi sur le droit des étrangers, en vue d'un meilleur accueil dans notre société, par la simplification de leurs droits et démarches. Ce n'est pas simplement administratif et juridique : c'est éminemment politique. La représentation nationale en a longuement débattu, la droite a voté contre, le Front de gauche s'est abstenu, les socialistes et leurs alliés ont approuvé.

Mais qui en a entendu parler ? Et qui connaît le contenu de cette loi ? Je ne suis même pas sûr que les sections socialistes s'en soient tenues informées et aient les capacités de la défendre. Si la pédagogie des réformes était correctement faite, nous n'en serions pas là électoralement. Mais les responsables ne prennent pas toujours leurs responsabilités, et ils sont souvent, hélas, eux aussi, à la traîne des médias, préférant une sale polémique à un militantisme sérieux. Et combien de lois, d'initiatives du gouvernement sont dans cette situation-là ? Ce qui manque au Parti socialiste, ce n'est pas d'être plus à gauche, mais d'être plus travailleur et plus sérieux (je ne vise pas la direction, qui fait ce qu'elle peut et qui est bien consciente du problème)

La loi sur le droit des étrangers leur accorde un titre de séjour plus favorable, parce que sa durée est augmentée de plusieurs années, ce qui réduit les démarches en préfecture. Le titre de séjour pour raisons médicales est facilité : par exemple, les parents l'obtiendront, provisoirement, en cas d'enfant malade soigné en France. Pour les expulsés, le juge interviendra plus rapidement auprès d'eux. Le centre de détention deviendra l'exception et l'assignation à résidence la norme. Ces quelques dispositions de la nouvelle loi (il y en a d'autres) montrent qu'elle va dans le sens de la justice, du progrès, de l'humanisme tels que la gauche les perçoit, et que la droite considère différemment.

Rien ne m'irrite tant que les idiots (ou les fachos) qui rabâchent que "la droite et la gauche, c'est la même chose". Le débat et le résultat de ce projet de loi prouvent que non, s'il fallait encore le prouver ! Oh, je sais, la plupart des Français ne sont pas concernés, les termes du sujet sont un peu techniques, pas très sexy, et la machine à fantasmes ne peut pas s'exciter comme sur la déchéance de nationalité ou la réforme du code du travail. Mais on peut aussi concevoir et pratiquer la politique autrement : un long et patient travail de la raison, une mise en œuvre concrète de convictions, dans la passion, dans l'enthousiasme, mais pas à travers les détestables polémiques et fantasmes qui pervertissent aujourd'hui le débat public. J'ajouterais que s'intéresser à la politique, c'est aborder des sujets qui ne nous concernent pas.

Pour finir, je voudrais saluer le travail du législateur, discret, tenace, efficace, députés et sénateurs, hors de tout spectacle et de toute médiatisation, ayant à subir de plein fouet l'antiparlementarisme de l'extrême droite et de toute une partie de l'opinion, dont la haine de la politique est hélas la passion mauvaise qu'elles partagent. Mais la République en a vu d'autres et tiendra bon.

jeudi 18 février 2016

La philosophie d'El Khomri



La gauche de gouvernement vient de lancer une bataille idéologique d'une ampleur inédite, non pas contre la droite (ce n'est pas l'adversaire politique qui doit décider de nos débats internes), mais au sein de son propre camp. Ce n'est pas nouveau, mais le curseur est placé beaucoup plus haut cette fois. De quoi s'agit ? De ce qui se prépare depuis quelques mois, depuis Badinter l'été dernier, avec Macron à l'Economie, l'un et l'autre repris par la ministre du Travail, Myriam El Khomri (à lire, son entretien dans le journal Les Echos, édition d'hier) : le débat va être très nourri, dit-elle, car il y a un changement de philosophie important. C'est un euphémisme ! Dans les prochains mois, la gauche va être sous tension idéologique, comme elle ne l'a peut-être jamais été, mais l'issue de la bataille sera décisive.

L'objet, c'est la réforme du droit du travail, la réécriture de son Code. La difficulté, ce sont les dispositions juridiques, techniques qui ne rendent pas lisibles le débat, qu'il faudra tirer vers le haut, la clarification politique. On dit souvent que tout a été essayé contre le chômage, sauf l'extrême droite. C'est faux : la gauche libérale, social-libérale, social-démocrate, appelez-là comme vous voudrez, n'a pas été essayée, mais est en train de l'être. Comme on apprend à marcher en marchant, cette gauche inhabituelle en France se construit en gouvernant. Rien ne dit qu'elle réussira, mais nous devons l'engager à aller jusqu'au bout de sa démarche. Son contrepoint, c'est la gauche traditionnelle, dirigiste, étatiste qui a échoué depuis 1981 à faire reculer significativement le chômage, l'injustice suprême. C'est ce qui légitime et justifie cette voie nouvelle ouverte par cette gauche nouvelle, qui existe depuis longtemps, mais qui n'avait jamais réussi jusqu'à présent à s'imposer vraiment, à dominer idéologiquement dans son camp.

Le paradigme du changement de philosophie proposé par Myriam El Khomri et le gouvernement, je le formulerais sous forme de paradoxe : il faut mieux licencier pour mieux embaucher ! Soit les entreprises n'embauchent pas, pour ne pas prendre de risque, soit elles prennent des CDD dont elles se débarrassent à la première difficulté. L'emploi n'est pas favorisé et la précarité se développe. On fait quoi ? On ne touche à rien ? On laisse faire ? Ok, très bien : dans dix ans, nous aurons six millions de chômeurs et huit millions de précaires, un monde à la Trepalium, l'excellente série qui passe en ce moment sur Arte.

Est-ce que c'est ce que la gauche veut ? On ne peut pas se contenter d'attendre pieusement la croissance ou d'espérer en des emplois d'avenir : l'économie est un univers incertain où seul le risque est productif. Il faut encourager le risque calculé, en lui donnant des garanties, car le risque n'est pas l'imprudence. Le conservatisme patronal n'incite pas à l'embauche. Il faut assouplir les procédures de licenciement, pour que l'embauche ne soit plus un carcan et que l'emploi devienne durable, que le CDI soit la norme (ce qu'il n'est plus aujourd'hui). Le risque ne peut être suscité que dans la liberté, pas sous la contrainte administrative, qui l'étouffe. La création d'emplois sera le résultat de la compétitivité des entreprises. Cette bataille a été, depuis trente ans, perdue. C'est à la gauche réformiste qu'il revient de la gagner.

Le deuxième point de ce changement de philosophie, c'est le compromis avec le patronat, qui doit se poursuivre, s'accentuer, sachant que ce compromis, comme tout compromis, est conflictuel, incertain, risqué lui aussi, électoralement douloureux ! Vu de gauche, c'est une révolution, pour certains un reniement, un supplice. Mais il faut savoir ce qu'on veut, là encore, et quels partenaires on se donne pour mener la bataille de l'emploi.

Le troisième point, c'est le référendum d'entreprise, qui ira en se multipliant, sur divers sujets. La gauche française n'a jamais su ou pu favoriser une social-démocratie à l'européenne, avec en son cœur des syndicats puissants, influents, négociateurs. Aujourd'hui, un syndicat est représentatif de quoi, de qui ? D'une histoire, de certaines valeurs, et c'est précieux. Mais les salariés vivent à côté, ont leur propre histoire, leurs valeurs et leurs intérêts. C'est de plus en plus à eux qu'il faudra s'adresser : quand la démocratie représentative est en crise, il faut se tourner vers la démocratie directe.

Le dernier point de ce nouveau paradigme social, ce sont les droits des salariés, qui ne peuvent plus être conçus et renforcés à la manière d'autrefois, de façon uniforme, homogène et théorique. A quoi sert d'avoir inscrit le droit au travail dans la Constitution, si c'est pour se retrouver avec des millions de chômeurs ? La tendance de notre société, c'est d'aller vers un droit social de plus en plus personnel, concret, effectif, qui ne renvoie pas seulement à un idéal, mais à une possibilité de réalisation. C'est tout l'enjeu du compte personnel d'activité, qui inclut par exemple la formation et la pénibilité.

Cette société qui se dessine sous nos yeux, je ne dis pas que c'est la mienne, celle qui a ma préférence. Cette gauche qui devient libérale, social-démocrate, je ne prétends pas qu'elle détient la vérité. Ses intuitions sont anciennes, remontent à Mendès-France et à Michel Rocard. Mais j'ai fait ce choix-là, depuis mon engagement socialiste derrière Lionel Jospin. Il justifie aussi ma méfiance envers une gauche bien-pensante, politiquement correcte, dont les discours plaisent à l'oreille mais qui n'a jamais fait ses preuves historiquement. Ce changement de philosophie important annoncé par la ministre du Travail Myriam El Khomri, que j'ai seulement esquissé dans ce billet avec mes mots à moi, je le soutiens totalement et nous aurons l'occasion d'y revenir, sur ce blog, dans les prochaines semaines.

mercredi 17 février 2016

Ministre et serviteur



Le remaniement ministériel de la semaine passée nous donne l'occasion de poser une question à laquelle on ne pense pas, tant la réponse parait évidente, alors qu'elle ne l'est pas : qu'est-ce qu'un ministre de la République ? Ce n'est pas un élu, ni un chef politique. Ce n'est pas non plus un administrateur, un gestionnaire, un intendant. C'est quoi ? Le mot le plus juste pour le qualifier est celui de serviteur. Bien sûr, le terme peut sembler dévalorisant : quelle différence entre serviteur et domestique ? Il peut paraître à l'inverse excessif, parce que liturgique.

Un ministre est un serviteur parce qu'il n'est pas candidat à son poste, il ne choisit pas sa charge : on vient le chercher, on lui propose, il accepte ou pas. Même abnégation lorsqu'un ministre cesse de l'être : ce n'est pas lui qui en décide, il n'a pas à en discuter mais à s'exécuter. La vertu essentielle du serviteur, c'est l'obéissance. On n'est pas obligé de devenir ministre, mais lorsque le choix a été fait, on est obligé de suivre le gouvernement, le Premier ministre et le président de la République.

Pourquoi redire de telles évidences ? Parce que ce ne sont plus des évidences ! Il est devenu fréquent, dans une société où tout le monde se plaint et se sent la victime de quelque chose, que des ex-ministres, de gauche ou de droite, se plaignent du sort qui leur est fait au moment de leur départ, comme pour nous rappeler que eux aussi souffrent de ce qui leur arrive. Depuis quelques jours, et encore ce matin sur le site de L'Obs, Fleur Pellerin est l'illustration parfaite de cette dérive dans la perception et la pratique de la fonction ministérielle.

A-t-elle ou non pleuré et failli s'évanouir lorsqu'elle a appris qu'elle ne faisait plus partie du gouvernement ? Elle dit que non, d'autres disent que oui. Nous ne saurons jamais la vérité, mais l'image est bien là : sangloter, s'émouvoir parce qu'on s'en va et qu'on voulait rester. Non, le serviteur n'en fait pas à sa tête, selon ses désirs ou ses humeurs.

Dans L'Obs, Fleur Pellerin dit avoir été "choquée" par la façon dont elle a été remerciée, bien fidèle en ce sens à la grande majorité de nos concitoyens qui, lorsqu'ils ne souffrent pas, sont choqués. Il aurait peut-être fallu qu'on lui demande son avis ? Qu'on la prévienne avant ? Qu'on fasse un cas particulier à sa petite personne ? Peu importe d'ailleurs : aujourd'hui, n'importe qui se sent dans son bon droit en se disant choqué. C'est le privilège actuel accordé à ce sentiment médiocre. Si j'étais vicieux, je pourrais rétorquer que j'ai été choqué qu'elle ait été choquée ... Mais arrêtons-là le jeu devenu habituel de la victimisation.

Au moment de la passation de pouvoir, Fleur Pellerin a poursuivi dans le registre compassionnel, en évoquant son enfance malheureuse. Je vais vous choquer, mais je me fous complètement de l'enfance et même de la vie d'un ministre, heureuse ou malheureuse. Un serviteur fait abstraction de son existence privée, ne l'évoque pas dans l'exercice de ses fonctions, même à l'ultime fin. Il s'efface devant l'intérêt général, ses missions de service public.

La seule chose qui m'intéresse quand part un ministre, c'est de connaître son bilan, y compris critique. Mais Pellerin s'est-elle déjà publiquement demandée ce qu'elle avait fait de bien et de moins bien, ce qu'elle avait réussi et ce qu'elle avait raté ? Si on ne veut plus d'elle, ce n'est peut-être pas sans raisons, non ? Quand on est ministre, il faut savoir mettre une croix sur sa vanité et sa susceptibilité.

Fleur Pellerin avance une explication : "Je n'ai pas assez flatté", contrairement au conseil que lui aurait donné François Hollande. Eh oui, serviteur rime parfois avec servitude. Plus question de dire ce qu'on pense ! Lorsqu'un maire visite dans sa commune une exposition d'ignobles croûtes qui se veulent de géniales peintures, que dit-il à leurs auteurs ? Bravo, félicitations, c'est très bien, j'aime énormément, vous recommencez quand ? C'est un métier, une vocation : valoriser les autres, y compris lorsqu'ils sont nuls à chier. A tous les étages de la politique, le processus est connu : flatter, courtiser. Il n'est pas non plus exclu qu'il y ait un peu de vertu dans cette activité singulière, que les moralistes qualifient abusivement d'hypocrite.

Fleur Pellerin veut bien douter des autres, mais elle ne doute pas d'elle-même : "Je ne peux pas imaginer une seconde de ne pas jouer un rôle dans le destin de ce pays", finit-elle son entretien à L'Obs. Prétentieuse jusqu'à être grotesque ! François Hollande n'a pas eu besoin d'une seule seconde pour imaginer que le gouvernement français pouvait très bien se dispenser de cette personne indispensable, lui laissant ainsi le loisir de "jouer un rôle dans le destin de ce pays". Nonobstant son bilan, Pellerin n'aura pas été, à l'heure des adieux, à la hauteur ni n'aura fait honneur à la fonction ministérielle. Serviteur, elle ne connaît visiblement pas. Et qu'elle ne soit pas la seule n'est pas une excuse.

mardi 16 février 2016

Il n'y a pas de jungle à Calais




A Calais, on l'appelle "la jungle", et tout le monde reprend ce terme, sans se rendre compte à quel point il est faux et terrible. Une jungle, c'est une forêt sauvage, pleine de bêtes féroces. La "loi de la jungle", c'est le contraire de la loi, donc de la justice : des rapports inégaux où les plus forts dominent, exploitent et écrasent les plus faibles. La jungle, c'est le règne de la violence, de la cruauté et de la mort. A Calais, nous ne sommes pas devant des animaux sans conscience, animés par leurs seuls instincts, mais devant des êtres humains, des femmes, des enfants, des personnes âgées, qui essaient de s'en sortir comme ils peuvent, en s'organisant, en tissant entre eux des relations de solidarité. Ils ont un passé, une éducation, une culture.

Le camp de toile à Calais, ce n'est pas un bout de jungle, c'est un part de civilisation, pauvre, malheureuse mais humaine. Sait-on que plusieurs lieux de culte ont été érigés, évangélistes, orthodoxes et musulmans ? Je ne connais aucune jungle dans laquelle poussent des temples, où les bêtes prient. La technique, l'art et la religion sont, dès la préhistoire, les premiers signes de civilisation, qui distinguent et séparent de l'animalité.

Bien sûr, la misère génère les conflits, la brutalité, les victimes. Mais les sociétés les plus raffinées n'en sont pas non plus exemptes. A Calais, il y a le drame des migrants, il y a aussi les difficultés de vie des habitants, excédés par une situation qui ne trouve pas de solution, qui semble s'enliser, "pourrir", comme on dit tout aussi horriblement. On comprend leur exaspération, leur colère. Des activistes et des extrémistes en profitent, trouvent un certain écho dans la population locale. Un état provisoire, qu'on pourrait comprendre et admettre, s'installe dans la durée, devient insupportable pour tous.

Ce qui est incompréhensible, c'est qu'une société moderne telle que la France, une puissance mondiale, riche, hautement technologique, disposant de moyens matériels considérables, soit à ce point impuissante à régler un problème politique somme toute classique, un mouvement de population relativement mineur, 5 000 personnes en transit. Notre pays a connu des drames d'une ampleur bien supérieure, qu'il a su résoudre. Calais n'est pas qu'un problème national, mais franco-britannique et européen. L'Allemagne, sur son sol, gère des situations autrement plus importantes et complexes. Si la politique, le pouvoir, l'Etat ont un sens, une utilité, une réalité, c'est le moment de le prouver.

Calais, c'est enfin un paradoxe et une leçon : depuis des années, l'extrême droite et parfois une partie de la droite nous présentent l'immigration comme un problème, une menace pour notre identité. Elles dénoncent l'attrait qu'exerceraient la France, son système social, sur les populations misérables. Calais est un cruel démenti à cette thèse : les migrants ne voient pas la France comme une terre d'accueil, hospitalière, nouvel Eldorado ou vache à lait, selon le vocabulaire propre à chacun. Ils ne rêvent pas de s'y établir, contrairement aux générations passées, mais à la quitter au plus vite, parfois au prix de leur vie, pour rejoindre l'Angleterre, beaucoup plus prometteuse à leurs yeux. Voilà qui donne à réfléchir, et qui ne rend pas particulièrement fier : un pays qui n'attire pas, c'est un pays qui ne va pas. Calais dépasse très largement Calais et pose des questions, des défis au niveau national, européen et même mondial.


En vignette : l'hebdomadaire Le un de cette semaine, sur ce sujet.

lundi 15 février 2016

Mélenchon, seul contre tous



Où va Jean-Luc Mélenchon ? On se le demande. Il fait partie de ces hommes politiques qui gâchent leur talent. On pourrait presque penser, de sa part, à un comportement suicidaire. Sa décision, la semaine passée, de se porter candidat à la prochaine élection présidentielle incline dans ce sens. Il a bien sûr le droit et, de son point de vue, le devoir de participer à la mère de toutes les élections. Mais de cette façon-là, c'est ahurissant. Car il part tout seul, bille en tête, avec son petit Parti de gauche pour le soutenir. C'est une folie, ça n'a pas de sens.

Mélenchon n'est pourtant pas un gamin en politique. Il sait bien que les aventures solitaires se terminent dans le sable. Une candidature, surtout à la magistrature suprême, exige toute une préparation collective, dont il s'affranchit aujourd'hui. La stratégie du Front de gauche, même si ces idées ne sont pas les miennes, a été une tentative et une réussite pour fédérer la gauche radicale, qui a valu à son candidat, Jean-Luc Mélenchon, d'obtenir 11% à la dernière présidentielle. Beau succès électoral, quand même. Pourquoi rompre, de son point de vue, avec une stratégie gagnante ? C'est a priori incompréhensible.

Le Front de gauche, c'était plusieurs organisations et un parti central, pivot, le PCF, qui a encore de beaux restes, en termes de réseaux d'élus et de capacités militantes. Mélenchon tout seul ne retrouvera jamais tout ça. L'ex-socialiste avait réussi ces dernières années un tour de force, comparable à celui de Mitterrand en 1965 : faire se ranger derrière lui le PCF, s'assurer de son soutien, bien qu'ayant tout un passé au sein du réformisme, de la social-démocratie. Il fallait le faire, même si les communistes en ont eux aussi profité !

Le pire dans cette affaire, c'est l'incohérence flagrante chez un homme qui se veut pourtant rationnel, fidèle à lui-même et rigoureux. Lui, le pourfendeur de nos institutions monarchiques, le défenseur d'une VIe République, le voilà dans l'exercice sinon solitaire du pouvoir, du moins de la candidature. Mélenchon, dans une posture très présidentielle, se déclare à la télévision. Et qui m'aime me suive, semble-t-il dire. Adieu partis, discussions et union : c'est l'homme seul qui fait don de sa personne à la gauche radicale ! Jean-Luc Mélenchon coiffe le képi du général de Gaulle. Incroyable !

Il y a une raison à tout, à ça aussi. Mélenchon demeure lucide, malgré les apparences. Il a compris que son Front de gauche pouvait réaliser d'excellents scores mais qu'il ne gagnerait jamais une élection présidentielle. Or, il n'y a pas de résultats honorables en politique, sauf pour les pleureuses un soir d'échec : ce qui compte, c'est de gagner, c'est d'accéder au pouvoir. Les choses étant ce qu'elles sont et Mélenchon étant de ce qu'il est, ce dernier objectif est impossible à réaliser. C'est à rendre fou un homme politique, c'est-à-dire un homme de pouvoir, de voir son accès ainsi barré (presque au sens où le psychanalyse Lacan parle d'un désir barré).

Il peut y avoir de la folie sous les comportements les plus rationnels, comme le feu couve sous la cendre. Folie ou passion, c'est la même chose. La passion ou la folie de Mélenchon, c'est de détruire ce qui a fait portant une grande partie de sa vie : le Parti socialiste. La haine antisocialiste, à gauche, je la connais bien. Elle est aussi puissante que l'anticommunisme autrefois. Mélenchon croit pouvoir la faire prospérer et en récolter les dividendes. Qu'on ne me dise pas qu'il est en quête d'une gauche citoyenne, en dehors des partis, style Podemos : nous ne sommes pas en Espagne et Podemos n'a rien à voir avec le socialisme de Mélenchon, même si celui-ci met un peu d'écologie pour y ressembler. Je ne sais pas où Jean-Luc Mélenchon va, mais il y va ...

dimanche 14 février 2016

Le socialisme de l'excellence



Je vous recommande la lecture de l'ouvrage "Valls-Macron : le socialisme de l'excellence à la française", aux éditions Françoise Bourin. Son auteur, l'économiste Jean-Marc Daniel, est passé récemment à l'émission de Taddéï et dans la matinale de France-Inter. Son "socialisme de l'excellence" s'oppose au "socialisme de la médiocrité", keynésien, de gauche dans les discours mais sans résultats concrets.

Le plus intéressant du bouquin (car la distinction entre une gauche réformiste et une gauche radicale n'est pas nouvelle), c'est son approche historique. Dès sa naissance, pendant la Révolution française, la gauche se divise en trois tendances. Les Montagnards, c'est l'extrême gauche, virulente mais qui n'est audible qu'autant qu'elle n'occupe pas le pouvoir, parce que la prise de responsabilité (qu'elle ne recherche d'ailleurs pas) ruinerait son discours.

Les Girondins, c'est la gauche de gouvernement, lyrique dans l'opposition et obligée d'être réaliste quand elle accède aux affaires : c'est Mitterrand qui prône la "rupture avec le capitalisme" en 1972 et qui, 10 ans plus tard, mène une "politique de rigueur". C'est Hollande qui déclame, "mon ennemi, c'est la finance" et qui, dans le même temps, propose un plan d'aide et de financement aux entreprises comme on ne l'a jamais vu, même à droite.

Les Feuillants, qu'on connaît mal, ont la préférence de Jean-Marc Daniel. En 1792, ils condamne la marche vers la Terreur. Ce sont plus des réformateurs que des révolutionnaire. Ils souhaitent une évolution vers une monarchie constitutionnelle, comme aujourd'hui Valls et Macron souhaitent une régulation et une ouverture de l'économie de marché, mais pas son abolition. La postérité des Feuillants, c'est Constant, Gambetta, Mendès, Rocard, jusqu'à Valls et Macron.

Pendant la Révolution, Le Chapelier en fait partie. Il est l'auteur d'une fameuse loi qui met fin aux corporations. Daniel établit une filiation entre cette politique et celle de Macron, en lutte contre les secteurs économiques protégés. Cette gauche-là combat la rente, promeut le talent, milite pour l'égalité des chances, veut donner à chacun les moyens de changer ses conditions de vie. Bien qu'elle se veuille réaliste, c'est une gauche qui garde une part d'utopie, qui n'a pas renoncé à l'idéal, et qui a le mérite de le faire vivre.

samedi 13 février 2016

Anne Ferreira, candidate socialiste




Le Parti socialiste a désigné jeudi soir celle qui sera sans doute, sauf surprise, la dernière candidate à l'élection législative partielle de mars dans la circonscription de Saint-Quentin : Anne Ferreira. Elle était la seule postulante. C'est la plus titrée des socialistes locaux : elle a été vice-présidente du Conseil général de l'Aisne, députée européenne pendant deux mandats, vice-présidente du Conseil régional de Picardie pendant deux mandats. Anne Ferreira s'est déjà présentée à la députation en 2012, et était candidate à la candidature en 2007, mais c'est alors Odette Grzegrzulka, ancienne députée, qui avait été choisie.

La candidate socialiste mènera la campagne qui lui semblera la plus judicieuse, avec l'équipe la plus efficace. Mais j'ai trois souhaits à émettre pour cette candidature :

1- Que cette candidature ne soit pas une fin en soi, mais un nouveau départ pour les socialistes saint-quentinois. Le PS a besoin d'un leader, et la gauche locale d'un rassembleur. Se présenter en 2016, c'est se préparer aussi pour 2017 et pour la suite, c'est inscrire cette candidature dans la durée.

2- Que cette candidature, qui a pour adversaire la droite, mène aussi clairement la lutte contre l'extrême droite, car c'est le Front national qui capte une partie de notre électorat. Que cette candidature soit à la fois socialiste et républicaine.

3- Que cette candidature affiche franchement son soutien au gouvernement, qu'elle fasse la pédagogie des réformes en cours. Il s'agit d'une élection législative, qui a donc pour but de renforcer la majorité parlementaire, pas de l'affaiblir. Bref, je souhaite que cette candidature soit loyale envers le groupe socialiste à l'Assemblée nationale, le Premier ministre et le président de la République.


En vignette : Anne Ferreira, lors de sa dernière réunion politique publique à Saint-Quentin, le jeudi 22 mai 2014, dans la salle de la mairie-annexe rue de Ham, à l'occasion de sa candidature aux élections européennes.

vendredi 12 février 2016

Le meilleur des gouvernements



Le philosophe allemand Leibniz, au XVIIe siècle, pensait que nous vivions dans "le meilleur des mondes possibles". Au siècle suivant, Voltaire s'est beaucoup moqué de cette théorie, notamment dans son roman philosophique, "Candide". Mais Voltaire est plus écrivain que philosophe, et il pratiquait par principe l'ironie. Le grand Leibniz ne prétendait pas que notre monde était parfait : de fait, ce n'est pas le cas. Il n'affirmait pas non plus que le monde était bon : tant de mauvaises choses existent ! Le coup de génie de Leibniz, qu'on partage ou pas, c'est de montrer que le monde tel qu'il est actuellement est le meilleur possible, une fois qu'on a conceptuellement épuisé toutes les autres hypothèses. Quelque chose de possible, c'est quelque chose de réalisable. Vous pouvez concevoir un monde parfait, bon, excellent, idéal sans qu'il soit nécessairement possible, réalisable. Leibniz pense donc qu'il est inutile de réfléchir à ce qui est bien ou parfait, mais à ce qui est possiblement meilleur.

J'espère que ce petit cours de philosophie ne vous a pas rebutés, mais il était nécessaire que j'en passe par là pour répondre à la question politique de la journée : que faut-il penser du nouveau gouvernement ? Il n'est pas parfait, c'est évident. On peut toujours discuté s'il est bon ou mauvais, selon les opinions de chacun. Mais il y a quelque chose d'objectivement vrai : c'est le meilleur des gouvernements possibles. Selon Leibniz, Dieu a organisé le monde en vue des finalités qui sont les siennes, et qui sont impénétrables, d'après les Saintes Ecritures. Selon moi, Hollande a organisé son gouvernement en vue de la prochaine élection présidentielle, de la meilleure façon possible qui soit.

Il lui fallait rassembler, c'est la condition indispensable pour une possible victoire. Le chef de l'Etat est donc allé chercher du côté de ses deux partenaires politiques possibles, les radicaux de gauche et les écologistes, parmi eux ceux qui sont au grade et à l'échelon les plus élevés, pour en faire des ministres, Jean-Michel Baylet et Emmanuelle Cosse, respectivement patron du PRG et patronne d'EELV. C'est aussi simple que ça, la politique, mais pas facile à réaliser. C'est pourquoi Leibniz nous invite à ne pas penser à ce qui est bien ou parfait, mais à ce qui est possible.

Nous avons tous tendance, contrairement à Leibniz, à vouloir le bien et la perfection, surtout en politique. Qu'on ne s'étonne pas ensuite d'être déçu ! La perfection, c'est la projection de nos désirs. Le possible, c'est ce que la réalité, par nos efforts, peut donner. J'aurais aimé, dans ce nouveau gouvernement, qu'Emmanuel Macron gagne du galon, voit s'étendre son ministère, parce que c'est mon chouchou. J'aurais surtout aimé que Martine Aubry, Bertrand Delanoë et Nicolas Hulot fassent leur entrée, parce que ce sont des figures connues et des personnalités de grande qualité. Cosse, Placé et Pompili sont gentils, mais c'est du menu fretin, ceci dit sans aucun mépris : les batailles ne se gagnent pas qu'avec de géniaux généraux ; il faut aussi des lieutenants dévoués.

Le problème avec les fortes personnalités, c'est qu'elles n'ont pas besoin des autres, de leur reconnaissance : elles existent par elles-mêmes, elles peuvent s'offrir le luxe suprême, la rare élégance de refuser ce qui ne se refuse pas, un poste au gouvernement, la gloire ministérielle. Cosse, Placé et Pompili, en revanche, piaffaient d'impatience, bien conscients qu'ils ne sont rien ou pas grand chose en dehors du pouvoir, à peine reconnus dans la rue. Ce en quoi d'ailleurs ils se font pas mal d'illusion : dans 14 mois, ils retomberont dans l'oubli. Combien de ministres passés dont on ne se souvient plus du nom ni de l'action ? Mais faire de la politique, c'est d'abord se faire des illusions.

Ce nouveau gouvernement opère aussi une rupture, qui n'a pas été assez soulignée depuis hier. On a beaucoup reproché à François Hollande son art de la synthèse, consistant à accorder artificiellement ce qui ne va pas ensemble. Ses prédécesseurs de gauche pratiquaient déjà ainsi : un gouvernement devait à peu près refléter les tendances au sein du Parti socialiste, l'aile gauche devait être forcément représentée. L'opinion n'y voyait pas grand-chose, mais l'appareil du Parti y comptait scrupuleusement ses petits. Hollande en a fini avec cette calculette : l'aile gauche, c'est une première, n'est pas représentée. Aucun membre important du gouvernement n'est repérable, identifié sous cette sensibilité.

C'est une évolution considérable, annoncée depuis déjà quelque temps : François Hollande a parfaitement conscience que plus rien de fondamental ne se joue au sein du Parti socialiste, à part la distribution ordinaire des places, mais ce n'est pas cette routine qui décide d'une victoire électorale. L'opinion n'en fait plus qu'à sa tête, se fait son idée en dehors des mots d'ordre, des programmes ou des consignes des partis politiques. Un strapontin pour tel sous-courant, ça fait plaisir au bénéficiaire, ça rassure ses copains qui se croient pris en considération, mais ça apporte quoi au gouvernement, à la gauche, à la France ?

J'ai commencé ce billet par de la philosophie politique, je le termine par de la philosophie morale. Emmanuelle Cosse entre au gouvernement alors qu'elle est chef d'un parti qui est sorti du gouvernement, qui ne souhaitait pas y entrer et qui s'est présenté aux dernières élections en critiquant le gouvernement. Emmanuelle Cosse a fait un choix strictement personnel, alors que la politique est une activité collective. Emmanuelle Cosse dit aujourd'hui le contraire de ce qu'elle disait il y a peu de temps. Emmanuelle Cosse n'est ni une sainte, ni un sage, ni une héroïne : c'est seulement un être humain, elle prend le pouvoir qu'on lui tend, comme l'oiseau vient immanquablement manger les miettes de pain dans votre main. Heureusement que la politique et la morale n'ont rien à voir ...

jeudi 11 février 2016

La vie en état d'urgence



Ca y est, c'est fait, depuis hier soir : la révision constitutionnelle a été adoptée, non sans difficulté, par la majorité requise, qui a vu gauche et droite se mêler ... ou s'opposer. Hollande l'a voulue, il l'a eue. L'idée, quelques jours après les attentats du 13 novembre, avait suscité au Congrès les applaudissements unanimes de toute la représentation nationale. Le président de la République ne pouvait que mener à son terme ce sur quoi il s'était solennellement engagé.

Le reste, discussions, négociations, rectifications, ce n'est que de la politique, c'est-à-dire pas grand-chose, mais quand même quelque chose : le Parti socialiste est profondément divisé sur un projet qui aurait pourtant pu et dû rassembler. Sur la politique économique et sociale, on comprend qu'il y ait chez les socialistes des différences, mais pas quand l'intérêt général de la nation est en jeu, que notre pays a souffert sur son sol de massacres et que nous sommes en situation de guerre, même si les termes du débat auraient mérité d'être un peu plus nuancés (voir le billet d'hier). Une ministre populaire à gauche, Christiane Taubira, a quitté volontairement le gouvernement. Ce n'est pas encore visible, mais l'événement aura des conséquences, assez vite, sur la vie du Parti socialiste.

A terme, le grand vainqueur, c'est François Hollande, qui a réagi à la hauteur de la tragédie, qui a promis et qui a tenu, qui a rassemblé au prix de diviser son propre camp. C'est ce qu'on appelle un homme d'Etat, je crois. Mais, en démocratie, qui n'est pas une autocratie, un homme politique ne gagne jamais seul : à travers Hollande, c'est l'opinion qui a gagné, parce qu'elle comprend l'état d'urgence, en dépit de ses désagréments, parce qu'elle adhère à la déchéance de nationalité, même si elle en voit les limites. Il n'y a, dans cette affaire, que la classe politique qui se soit divisée, à l'intérieur de chaque parti de gouvernement. En fait, nous n'avons pas assisté à un simple débat parlementaire, mais à un phénomène de société, déjà ancien, qui se caractérise par quelques traits marquants :

L'opinion veut du droit, encore du droit, toujours plus de droit. C'est, avec la psychologie, la discipline de prédilection. Que les Français approuvent une solution juridique, au plus haut niveau, celui d'une révision de la Constitution, afin de répondre à la tragédie de novembre, c'est dans l'air du temps. Plus rien n'est sacré, personne ne songerait à se tourner vers la religion, mais le droit, la loi restent de fortes croyances. Ce qui est aussi dans la logique d'une République, où force demeure à la loi.

L'opinion, depuis quelques décennies, n'est pas obsédée par la faim comme autrefois, mais par l'insécurité, sous toutes ses formes. La mort qui frappe n'importe qui en plein Paris, c'est l'insécurité absolue. Au soir du 13 novembre, chacun se sentait une victime potentielle, et les amis s'empressaient de faire savoir à leurs amis, par internet, qu'ils étaient en sécurité, sains et saufs. C'est sûrement délirant, l'humanité en a vécu d'autres, de pires, sans s'émouvoir à ce point, mais c'est ainsi : l'opinion française a été traumatisée par les barbares et leurs tueries.

François Hollande a compris que la réponse devait être d'envergure et qu'il devait la placer au niveau le plus élevé : celui de la Loi fondamentale, de notre Constitution. Philosophiquement, politiquement, on peut toujours en discuter, critiquer, mais sous le feu des terroristes et dans un état de crainte totale, l'opinion ne discute pas, elle veut l'état d'urgence dans le marbre de la Constitution, parce qu'elle saisit qu'il y a urgence, que l'exception devient la règle, la normalité.

Toute une psychologie collective, bien antérieure aux attentats, a préparé à l'acceptation de cette révision constitutionnelle. Regardez la télé, écoutez la radio, lisez la presse, participez aux conversations : nous vivons tous, depuis quelques années, en état d'urgence, ou en état d'alerte, comme on dit aussi. Tout est urgent, tout devient préoccupant. Nous ne sommes vraiment pas dans une société de la patience et de l'insouciance ! Nous vivons en permanence dans un état anxiogène. Dans un tel contexte, l'inscription de l'état d'urgence dans la Constitution ne peut passer que comme lettre à la poste auprès de l'opinion, renvoyant au néant les réserves juridiques pourtant parfaitement légitimes.

Le plus révélateur de cette révision constitutionnelle a été le moins commenté (parce que sans polémique possible) : l'état d'urgence ne vise pas qu'à se protéger des terroristes, mais aussi des catastrophes naturelles. Voyez comment a été traitée dans les médias (et donc dans les têtes) la tempête de ce week-end : nous n'étions pas loin de la fin du monde, des vagues submersibles (le nouveau mot à la mode) allaient s'abattre sur nos côtes, préfigurant une sorte de tsunami, des vents forcément violents étaient programmés pour dévaster le territoire, arracher les toits de nos maisons, renverser nos automobiles et menacer de tuer les nôtres, sans kalachnikov, mais c'était tout comme. Il ne manquait plus que le vieux Noé et son Arche, si la Bible faisait encore partie de nos lectures. A quand une application sur le net, pour rassurer nos proches, pour les prévenir que nous sommes sécurisés, confinés, hors de tout danger pendant la tempête ? La vie de nos contemporains, c'est la vie en état d'urgence.

mercredi 10 février 2016

Macron, le recul et la hauteur



La philosophie n'est pas une discipline supérieure aux autres. On peut même très bien s'en passer. Mais, dans le débat politique, elle apporte quelque chose. Car on ne peut pas réduire la politique à des intrigues ou à des campagnes pour conquérir des places. Il faut bien être en capacité d'analyser un problème, de prendre du recul et un peu de hauteur, d'être critique, de proposer des solutions, d'avoir des idées. La philosophie aide beaucoup dans ce travail-là, qui ne va pas de soi, et qui ne résume pas, bien sûr, toute l'activité politique.

Emmanuel Macron a une formation philosophique, et cela se voit dans sa façon d'aborder les questions politiques (qu'on soit d'accord avec lui ou pas, c'est autre chose). Sur l'extension de la déchéance de nationalité, adoptée hier soir par l'Assemblée nationale (sans référence à la binationalité, tant mieux), le ministre de l'Economie a dit des choses pertinentes, devant la Fondation France-Israël, hier soir également. Je reprends quelques-unes de ses réflexions, qui ne s'opposent évidemment pas à la ligne gouvernementale, mais apportent un éclairage différent :

"On a accordé à ce débat sur la déchéance trop d'importance". Oui, en parler était nécessaire, le chef de l'Etat a justement lancé l'idée. Mais en faire un point de fixation depuis des semaines, non, ce n'est pas bon. Qui est ce "on" qui en a trop fait ? Tout le monde ! Certains socialistes ont probablement insisté plus qu'il ne fallait, les médias ont repris, les simples citoyens, légitimement avides de sécurité, ont approuvé. Quand un débat est lancé, il vous échappe et vous mène là où vous ne vouliez pas nécessairement aller. D'une mesure symbolique, on a presque fait un enjeu de société ! C'est là où il y a dérive dommageable.

Mais ce débat, selon Macron, "a remis le rapport à la communauté nationale comme un élément fort". En effet, après les attentats terriblement meurtriers de l'an dernier, beaucoup de Français, de toute sensibilité et de toute origine, se sont réappropriés les symboles nationaux : drapeau tricolore, Marseillaise, etc. C'est un fait qu'on ne peut pas passer sous silence, qu'il faut prendre en considération dans la réflexion politique. La déchéance de nationalité, qui est contestable sur bien des points, a quand même le mérite d'interroger notre appartenance à la nation, sans sombrer dans le nationalisme, mais en demeurant dans une perspective républicaine.

"On ne traite pas le mal en l'expulsant de la communauté nationale. Le mal est partout". Encore une fois, Emmanuel Macron a raison. Le mal est plus large et plus profond que l'acte terroriste, qui en est la conséquence. C'est la cause qu'il faut viser et traiter. A entendre les uns et les autres, on a l'impression que la déchéance de nationalité va tout régler : non, elle rappelle un principe, selon lequel on ne saurait vivre en République en voulant la détruire. Après, tout reste à faire, et c'est l'essentiel.

"Il faut penser les situations extrêmes. Mais il ne faut pas écraser la pensée que nous avons du reste". A mes élèves, je dis souvent que les cas particuliers n'ont aucune valeur en termes de pensée, qu'on ne peut pas fonder une réflexion sur des exceptions. A suivre bien des commentaires, nous nous laisserions facilement aller à l'idée qu'une grande partie de la jeunesse s'est radicalisée, ce qui est faux, ce qui exclut d'une juste analyse toute une partie de la population totalement insensible à l'attrait du fanatisme.

A vouloir construire le droit à partir de situations marginales, peu significatives, on se fait plaisir à soi-même, on tente de séduire l'opinion mais on ne règle pas les problèmes de fond. Emmanuel Macron, de par sa formation, nous donne à entendre une autre musique, nécessaire en ces temps où la réaction immédiate et le souci de plaire doivent aussi laisser un peu de place au recul et à la hauteur.

mardi 9 février 2016

Qui c'est celui-là ?



Vous vous souvenez de l'amusante chanson de Pierre Vassiliu ?

Qu'est-ce qu'il fait, qu'est-ce qu'il a ?
Qui c'est celui-là ?
Complètement toqué, ce mec-là,
Complètement gaga
Il a une drôle de tête, ce type-là,
Qu'est-ce qu'il fait, qu'est-ce qu'il a ?


L'air et les paroles me sont revenus, lorsque j'ai appris, ce week-end, par la presse, la candidature d'Eric Norel à la prochaine élection législative partielle. Bon, toqué, gaga, je ne me permettrais pas. Mais : Qui c'est celui-là ? oui, je me pose la question. Je ne le connais ni d'Eve ni d'Adam, bien qu'il soit, comme moi, depuis vingt ans à Saint-Quentin. Je ne connais pas non plus tout le monde, surtout pas dans les milieux patronaux, d'où il vient.

Qui c'est celui-là ? Je me le demande, parce qu'une candidature ne tombe pas du ciel, ni ne surgit comme le lapin blanc d'un chapeau de magicien. Bien sûr, tout élection a ses candidats surprise, de dernière minute, y compris au sein des partis les mieux établis. Mais ce sont des exceptions qui confirment la règle, des candidatures marginales ou de simple témoignage. Comme toute activité humaine sérieuse, la politique exige une longue préparation, une présence régulière sur le terrain, des prises de position dans le débat public. Ce n'est pas le cas d'Eric Norel, qui est comme l'enfant qui vient de naître.

Qui c'est celui-là ? Pour le savoir, écoutons-le : il se présente comme un self made man. C'est un homme d'affaires, qui investit et entreprend dans le commerce, les grandes surfaces, la restauration. A Saint-Quentin, son nom est associé à pas mal d'établissements. Mais ça n'en fait pas un homme politique. Si tous ceux qui sont dans sa situation devaient se porter candidat, la liste s'allongerait nettement. Et puis, le business et la politique, ce n'est pas la même chose. A moins qu'Eric Norel ne veuille jouer localement les Donald Trump ou les Bernard Tapie ?

Qui c'est celui-là ? Par rapport au paysage politique, il se présente comme un indépendant, un sans étiquette, un apolitique ... mais de droite. Ah ! je la connais, cette espèce un peu particulière de ceux qui font de la politique tout en n'en faisant pas, qui sont de droite sans en être et qui sont souvent plus à droite que ceux qui en sont ... Ecoutons-le encore : "Je ne suis candidat contre personne". C'est bien gentil, mais en politique, on a toujours des adversaires, et il est bon de savoir lesquels. "Le FN est un vote contestataire. Les gens en ont marre". Non monsieur, c'est un cliché qui traite et qui dédouane l'électorat d'extrême droite. La vérité, c'est que depuis de longues années, le vote frontiste est un vote d'adhésion à un projet nationaliste, autoritaire, xénophobe et anti-européen (les déclarations du candidat sont reprises de L'Aisne nouvelle de samedi dernier).

Qui c'est celui-là ? Il reste une dernière hypothèse, incertaine, mais classique en politique : la candidature d'Eric Norel est téléguidée pour torpiller la droite, lui prendre des voix. Mais qui aurait intérêt à agir ainsi ? Certes, en homme de pouvoir, depuis longtemps dans la carrière, ayant fréquenté les sommets, Xavier Bertrand a dû se faire un paquet d'ennemis, de jaloux, d'envieux. Norel a-t-il des comptes personnels à régler, qui n'ont peut-être rien de politique ? Je ne sais pas, je me hasarde. Je sais seulement que la rancœur et la vengeance sont de puissants ressorts de l'action humaine. Norel annonce sa candidature la veille de la réunion des Républicains qui a investi Julien Dive. Evidemment, on ne peut pas s'empêcher de penser que c'est un indice. Mais les coïncidences existent aussi dans la vie. De toute façon, une candidature isolée, non identifiée ne peut pas franchement gêner la victoire de qui que ce soi : la dynamique électorale est plus forte que tout.

Qui c'est celui-là ? Mais pourquoi j'embête ce brave monsieur Norel avec cette question ? Je n'ai pas le droit de mettre en doute sa sincérité, de lui prêter des arrière-pensées. Nous sommes en République, chaque citoyen est libre de solliciter le suffrage universel, non ? Bien sûr, bien sûr, mais c'est de la théorie, tout ça. En réalité, la plupart des candidats sont présentés par un parti, s'inscrivent dans une sensibilité idéologique, et c'est très bien comme ça. Une candidature à une élection n'est pas une position personnelle. La politique est une activité collective, qui évolue dans une histoire et une géographie, au milieu d'une sociologie et de forces électorales anciennes. Une candidature strictement individuelle, ça n'existe pas. Ou alors ce n'est pas politique.

Il a une drôle de tête, ce type-là ? A la question de Pierre Vassiliu, je laisse répondre Nicolas Totet, dans le Courrier picard : "regard bleu" et "sourire carnassier" d'Eric Norel. A ses côtés, son premier soutien, le célèbre boxeur Jérôme Thomas. Est-ce que ça promet de la castagne ? On a déjà failli avoir, à droite, Pascal Cordier ...

lundi 8 février 2016

Coup de jeune à droite



Thomas Dudebout, conseiller départemental à 27 ans ; Frédérique Macarez, maire de Saint-Quentin à 37 ans ; Julien Dive, investi hier pour les élections législatives à 31 ans : la droite locale a fait le choix du rajeunissement. Nous assistons à un changement de génération dans l'attribution des responsabilités. Démagogie ou intelligence politique ?

Je ne crois pas à la valeur déterminante de l'âge, ni en politique, ni dans la vie. Brassens avait raison : "l'âge ne fait rien à l'affaire ..." Je travaille avec des jeunes, ils ne sont pas meilleurs que les moins jeunes. Le jeunisme de notre société vieillissante m'exaspère : les roucoulades de vieux pigeons devant les tourtereaux sont ridicules. Je ne crois ni à la sagesse du vieillard, ni à la nouveauté de la jeunesse. En politique, ce qui prévaut, ce sont les convictions, pas l'état civil, l'âge des artères ou le stade biologique.

Ceci dit, il est bon qu'un parti politique renouvelle ses troupes, ses cadres et ses candidats. Ce n'est pas un gage de vertu, pas même une garantie de réussite, mais c'est un signe d'avenir. Un jeune peut être aussi con qu'un vieux, mais il est certain, sauf accident, qu'il vit beaucoup plus longtemps. Et dans une activité, telle la politique, qui nécessite de la durée, ce n'est pas rien. La jeunesse n'est pas une qualité morale, mais c'est quand même un atout électoral. François Mitterrand l'avait compris : quand il a fondé le Parti socialiste, il a fait monter des jeunes, pour remplacer les gérontes de la SFIO.

Et puis, il y a une question d'image, dans une société beaucoup plus marquée par l'image, les médias qu'autrefois. Si la vieillesse ne manque pas de ressort ni d'énergie intérieure, l'apparence de la jeunesse renvoie au dynamisme et à l'audace. Dans ce monde qui est le nôtre, c'est à prendre en compte. Pour ma part, je préfère un élève rebelle, même un peu stupide, à un vieux soumis, conformiste, suiveur. La jeunesse est une excuse, pas la vieillesse. L'Histoire aussi le confirme : les grands révolutionnaires de 1789 étaient incroyablement jeunes.

Une autre donnée, c'est l'effet trentenaire, une génération qui a sa culture, ses codes : Dive, Macarez, Dudebout sont de ce monde-là, qui n'est pas supérieur à un autre, mais qui colle bien à notre époque. Moi-même, quinqua, ma culture politique n'est pas la leur, est très datée, appartient aux années 70. La rédaction de ce blog s'en ressent. L'audience est bonne, j'ai la faiblesse de croire que mes billets sont de qualité, mais le succès est d'estime, de curiosité, pas d'adhésion. J'intéresse mais je n'entraîne pas. Car mes réflexes, ma façon de m'exprimer ou de penser ne sont plus ceux d'aujourd'hui. On admire peut-être, mais on sourit en même temps, et ça ne fait pas mes affaires ...

Les trentenaires, eux, apportent quelque chose de nouveau, sont plus réceptifs. La politique autrement, c'est un slogan, mais pour la jeune génération, c'est une aspiration et une réalité. De ce point de vue, Frédérique Macarez nous étonnera et posera un vrai problème à la gauche, beaucoup plus que Xavier Bertrand, encore old school. Les trentenaires sont pragmatiques, ouverts, souples ; mes billets de quinqua sont marqués par l'idéologie, la raideur, une trop grande assurance, une certaine brutalité, une ironie pas toujours bien placée. Il ne faut jamais renier ce qu'on est, surtout lorsque ce n'est pas déshonorant, mais il faut en reconnaître les limites.

Quand Frédérique Macarez dit que son objectif, c'est de "prendre soin des gens", c'est une sensibilité typiquement trentenaire. Il ne me viendrait jamais à l'idée de dire ça, de l'écrire, de définir ainsi l'action politique. Ce n'est pas que j'ai tort ; mais c'est elle qui est dans l'air du temps. Maintenant, sur le fond politique des convictions, rien ne bouge : Dive, Macarez et Dudebout peuvent y mettre les formes, leur engagement reste à droite et le mien à gauche.

C'est pourquoi la gauche locale, à son tour, doit se poser la question de son renouvellement et de son rajeunissement, entre autres questions. La réponse ne la fera pas gagner, mais y contribuera. Sinon, ce sera ajouter une difficulté aux difficultés, déjà nombreuses.