jeudi 31 mars 2016

Où sont passés les ouvriers ?



Sept millions de Français ont disparu. On ne parle plus d'eux. Ce sont les ouvriers. Même le mot n'est plus prononcé. A longueur de discours et d'analyses, ce sont les "classes moyennes" qui sont invoquées, à droite comme à gauche. Les enseignants sont deux millions et le font savoir. Les fonctionnaires sont cinq millions et le manifestent. Les agriculteurs, qui ne représentent que 5% de la population, ont leur salon que viennent honorer les politiques et leurs protestations violentes. Les étudiants et les lycéens savent se médiatiser et se victimiser. Mais les ouvriers ? Ils n'apparaissent que fugacement, lors des campagnes électorales, en fond de décor, lorsque les candidats trouvent profitable de poser devant un groupe d'hommes portant un casque ou de femmes en blouse. Voilà ce que sont devenus les ouvriers : de muets et immobiles figurants.

France 3 nous a donné l'occasion de retrouver le monde ouvrier, ces trois derniers lundis soirs, à travers un magnifique documentaire de Gilles Perez et Claire Feinstein, "Nous, ouvriers" (2016). Le premier volet a été consacré aux années glorieuses de la classe ouvrière, 1945-1963. Elle avait alors pour tâche éminente de reconstruire la France dévastée par la guerre, elle disposait d'un parti, le premier de France, chargé de la défendre, le PCF. Sa figure héroïque, c'était le mineur. Attention, pas de nostalgie ni d'idéalisation : la vie ouvrière était très dure, et nul aujourd'hui ne pourrait rêver de revenir à cette époque-là. De plus, un changement commençait à s'opérer, par l'introduction d'une innovation dans les existences : le formica ! C'était le tout début d'une révolution, celle du confort, que les décennies suivantes allaient poursuivre et intensifier.

Deuxième volet : la conversion de la classe ouvrière à la société de consommation, 1963-1983. L'apparition des grandes surfaces, des HLM sont perçus comme des progrès sociaux, qui ne sont plus à mettre au crédit de la gauche. En même temps, c'est du côté du travail que les choses se gâtent : l'ouvrier est subordonné à la chaîne, pris dans des gestes mécaniques, transformé en robot avant l'heure. Mai 68, c'est la prise de conscience non plus de la dureté du travail, devant laquelle l'ouvrier n'a jamais rechigné, mais de sa profonde aliénation. De plus, la crise économique commence à supprimer massivement des emplois. Il reste cependant un espoir : que la gauche prenne le pouvoir, ce qui sera fait en mai 1981.

Troisième volet : 1983 à aujourd'hui. Le chômage se développe à un niveau inimaginable, les dernières mines ferment, la sidérurgie est démantelée, le Parti communiste est marginalisé, la classe ouvrière disparaît, les enfants d'ouvriers n'ont plus envie d'être ouvriers, la fierté et la mémoire d'un groupe social se perdent, les hommes politiques ne s'y réfèrent plus, les "classes moyennes" prennent le dessus et imposent leur hégémonie culturelle. Pourtant, les ouvriers sont toujours là, toujours nombreux, toujours exploités, toujours malheureux. Leur travail s'est éclaté en de multiples activités, leur temps a été segmenté par l'intérim. Une conscience de classe est devenue impossible. L'analyse marxiste d'un prolétariat ultra-majoritaire, s'emparant du pouvoir pour le bien de tous et mettant en place une économie juste et égalitaire, est désormais caduque.

Le documentaire se termine sur de très belles images de mains ouvertes, symboles de la classe ouvrière, du travail manuel. Le seul reproche que je ferais à ce film, c'est parfois la faiblesse ou l'absence d'analyse politique (mais ce n'était pas non plus son but). Le PCF, stalinien, a-t-il vraiment été une chance pour la classe ouvrière ? Ce n'est pas certain. La social-démocratie, en adaptant la France à la mondialisation, en se tournant vers les "classes moyennes", en acceptant le marché, a-t-elle nécessairement trahi la classe ouvrière ? On ne peut pas être aussi catégorique. Un stalinien a sans doute fait beaucoup plus de mal qu'un social-démocrate.

Quoi qu'il en soit, c'est aujourd'hui l'avenir qui compte. La gauche ne peut pas ignorer cette part importante de la population active que sont les ouvriers. Le Parti socialiste ne peut plus en rester à un langage, des représentants, des préoccupations qui sont ceux des "classes moyennes". Il est temps pour la gauche de retrouver le chemin des ouvriers.

mercredi 30 mars 2016

Déchéance de compromis



François Hollande a renoncé à la révision constitutionnelle qui aurait notamment établi la déchéance de nationalité pour les actes de terrorisme. L'absence de convergence entre les deux assemblées l'y ont obligé. Le Congrès ne se réunira donc pas à Versailles. A cette annonce, un commentateur a dit, sur une chaîne de radio : "quatre mois de débats pour rien !" Non, c'est faux, il n'y a jamais de débat inutile en démocratie. Le projet a été examiné sérieusement par la représentation nationale, une grande partie de l'opinion publique s'est emparée à sa façon de ce débat, qui n'a donc pas été vain. Ou bien c'est qu'on ne croit pas à la démocratie, qu'on la juge entièrement inutile. Les échanges qui se sont produits autour de la déchéance de nationalité ont révélé des clivages, ont fait tomber des masques : tout débat, en démocratie, est une épreuve salutaire de vérité.

Est-ce alors un échec pour François Hollande ? Non plus, car l'abandon du projet n'est pas de son fait. Il lui fallait une majorité parmi les parlementaires, ceux-ci ne sont pas parvenus à s'entendre pour la constituer. Le chef de l'Etat avait une idée en tête, qu'il a soutenue de bout en bout : après les massacres du 13 novembre en plein Paris, montrer que la France ne restait pas inerte, qu'elle solennisait la lutte contre le terrorisme en l'inscrivant dans le marbre de la Constitution. On lui aurait certainement reproché de ne pas tenter cette démarche, qui n'a pas été la seule, mais qui apportait une dimension symbolique prompte à conjurer l'horreur de l'événement. Le président de la République s'y est engagé non sans courage ni risque politique, puisque la proposition d'une déchéance de nationalité frappant les binationaux n'est pas inscrite dans la culture de la gauche. Moi même ai regretté ce choix. Après, j'ai suivi, puisqu'il faut bien suivre qui l'on soutient, une fois la décision prise. L'idée n'est pas allée à terme, c'est dommage. Mais Hollande n'y est pour rien.

Ce qui m'embête dans cette affaire, c'est moins le retrait du projet, qui ne m'emballait pas, que ce qu'il révèle de notre classe politique, et qui est très ancien : l'incapacité au consensus, au compromis. Si je suis depuis longtemps social-démocrate, c'est pour quatre ou cinq bonnes raisons, dont mon goût pour le compromis, à mes yeux synonyme d'action politique. On n'avance dans l'engagement public qu'en passant des compromis, qu'en faisant des concessions. J'ai une véritable répulsion pour le pur et simple rapport de force, qui ne pratique que le dialogue de façade et en reste à ce qu'il défend, avec intransigeance, arguant d'une pseudo-pureté, programmant l'échec de la discussion avant même qu'elle ne commence. Il manque à la France une culture du compromis, à tous les niveaux de l'action politique. Mais dès que j'emploie ce mot, on me répond : compromission ! Moi, j'appelle cette réaction sectarisme, fanatisme, quant-à-soi, fermeture. On ne fait rien bouger avec ça.

Pourtant, l'affaire avait bien débuté, à Versailles, en Congrès, tous les parlementaires applaudissant aux propositions de François Hollande. On aurait pu alors penser que le consensus était à portée de main. François Hollande a remanié plusieurs fois le texte, pour qu'il puisse obtenir l'assentiment de tous. Mais non. Le débat s'est enlisé sous le coup de multiples oppositions, malgré l'unanimité première. Une partie de la gauche a refusé le projet, au nom des grands principes. Une partie de la droite a mis des conditions à son adoption, ou bien a pratiqué la surenchère.

On aurait pu espérer que la raison l'emporte, qu'un accord se fasse. Dans un tel contexte, sur un pareil sujet, ce n'était pas beaucoup demander. Au nom de toutes les victimes du terrorisme, on pouvait s'attendre à ce que les parlementaires et les forces politiques soient à la hauteur, mesurent la portée de l'événement, fassent preuve de responsabilité. Eh bien non. Pour d'obscures raisons électorales, l'union n'a pas pu se faire. Ceux qui ont rejeté le projet n'y gagneront rien : ce n'est pas là dessus que se joueront les prochaines élections. Mais l'esprit de division est parfois plus fort que les hommes eux-mêmes, comme il est plus difficile dans la vie de répondre oui que non.

Il est à craindre aussi que les mauvais calculs politiciens ne compromettent l'adoption de la loi travail, alors qu'il serait possible qu'un compromis se dégage entre la gauche et la droite. Mais certains députés de droite refuseront tout soutien au gouvernement, dont ils souhaitent l'échec électoral, et certains députés socialistes, morts de trouille pour leur réélection l'an prochain, préfèreront s'opposer. Voilà ce qui arrive lorsqu'on perd tout sens de l'intérêt général.

mardi 29 mars 2016

Toussaint à Pâques




Pour ce week-end pascal, je ne suis pas allé à la chasse aux œufs ou à la poursuite des cloches, mais entre les tombes du plus grand cimetière d'Europe, le Père-Lachaise à Paris, que j'ai visité et fait visiter je ne sais combien de fois. Quelques amis ont eu droit à mes morceaux d'anthologie. Devant de la sépulture de Proust, lisant un extrait de la Recherche, il ne me manquait plus qu'une Petite Madeleine et une tasse de thé pour parfaire l'hommage. Balzac m'oblige à m'affubler de la barbe du vieil Hugo, à l'endroit même où il fit l'éloge funèbre du grand auteur de la Comédie, dont je déclame un extrait. C'est plus violent quand Eugène Potier me voit juché sur un banc, gueulant L'Internationale qu'il a composée. Les gardiens s'approchent inquiets, craignant un début de révolution ou un fou échappé de l'asile. Je leur explique que ce n'est que moi.

Il y a la déambulation guidée et commentée par mes soins, mais aussi la libre promenade, en dehors des sentiers battus, ouverte aux surprises, aux découvertes. Je peux vous jurer qu'après 35 ans de fréquentation du lieu, je continue à faire des rencontres imprévues, car la mort hélas ne chôme pas. Ainsi, au détour d'une allée, sans prévenir, la tombe de Bernard Verlhac, alias Tignous, s'est livrée à moi, me rappelant que j'étais Charlie (vignette 1). A quelques dizaines de mètres, c'est une inconnue qui est modestement inhumée, du nom de Suzon Garrigues, une victime du Bataclan, 21 ans (vignette 2). Je me dis qu'elle aussi, avant d'être emportée par la même barbarie, s'était peut-être inclinée devant la tombe du dessinateur, pour le rejoindre quelques mois après, dans un carré de terre voisin. Le cimetière provoque en nous ce genre de réflexion mélancolique.

Heureusement, une nécropole est aussi une occasion d'amusement, sinon on n'y tiendrait pas, on n'irait jamais. Le Père-Lachaise a ses perles, et deux nouvelles à ma collection depuis ce week-end. D'abord, un Milou dont on ne comprend pas bien ce qu'il vient faire là (vignette 3). Le nom de l'occupant des lieux est quasiment effacé, aucun rapport n'est possible, à la différence de cette dalle de la famille Hue, qui accueille un facétieux nain de jardin (vignette 4). Il faut avoir la culture politique de votre serviteur pour faire le lien avec l'ancien secrétaire général du PCF, Robert Hue, que les rondeurs et le collier de barbe avaient fait surnommer en son temps "le nain de jardin" (toujours vivant). Sans cette connaissance, le mystère resterait entier. En revanche, je n'ai pas percé le sens de la petite échelle à côté du personnage. Peut-être qu'un lecteur saura décrypter. Il n'empêche : l'humour contre la mort, il fallait y penser !

lundi 28 mars 2016

L'Etat, c'est nous !




Hier matin, au café philo des Phares, place de la Bastille à Paris, l'animateur était un jeune prof de philo, Grégory Darbadie, enseignant à Aulnay-sous-Bois et auteur de l'ouvrage "Paris Philo", paru l'an dernier (vignette 1). Surprise : il m'apprend qu'il a vécu à Saint-Quentin, de 6 mois jusqu'à l'âge de 5 ans et demi place de l'Hôtel de Ville ! Autre coïncidence : il habite à Pantin, où j'ai vécu de nombreuses années. Il a mis en place, dans la bibliothèque municipale de cette ville, un café philo. Le monde est petit, plein de chassés-croisés inattendus.

J'étais en bonne compagnie (vignette 2) : à mes côtés, mon ami Gunter Gorhan, l'un des fondateurs historiques de ce premier café philo, au début des années 90. Nous avons eu le plaisir de l'accueillir plusieurs fois à Saint-Quentin. A notre table, Jean-Jacques Rousseau s'était invité (à droite, en costume d'époque). Sujet de la séance : Peut-on se libérer de l'Etat ? Plusieurs courants de pensée, souvent opposés, répondent pourtant positivement à cette question : les anarchistes révolutionnaires, les libertariens ultralibéraux, les décentralisateurs girondins. Paradoxe pour paradoxe : Karl Marx, qui a inspiré malgré lui des régimes totalitaires, espérait, dans sa société communiste, un "dépérissement de l'Etat".

N'y aurait-il que Louis XIV qui s'en fasse le défendeur ? "L'Etat, c'est moi !" fait-on dire au monarque absolu. C'est une boutade : un Etat, ce n'est jamais une seule personne, ni même quelques-unes, mais un ensemble vaste et indéterminé d'institutions, d'administrations, de lois, de territoires et de fonctionnaires. C'est une machine ou un appareil, qui pose le problème de son utilité, de son utilisation et de ses dysfonctionnements. Nietzsche qualifie l'Etat de "monstre froid" : c'est un nouveau paradoxe, car un monstre a le sang chaud, et c'est ce qui le rend dangereux. Hobbes file aussi la métaphore monstrueuse, en parlant de Léviathan.

Il a été aussi question de Montesquieu, Engels (son ouvrage "L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat", association intéressante), Platon (le "noble mensonge", l'appelle-t-il dans son livre "La République"), jusqu'à La Fontaine, sa fable "Le loup et le chien", où il est montré qu'il vaut mieux être un loup famélique et libre qu'un chien gras avec collier. Mais de quel Etat parle-t-on ? Entre Etat de droit, Etat providence ou Etat autoritaire, les variantes sont nombreuses. Milos Forman, laissant le communisme pour le capitalisme, a eu cette formule : "J'ai quitté un zoo pour la jungle". Le choix est-il entre le fouet du dompteur ou les mâchoires du fauve ?

Aujourd'hui, nous avons l'impression ambivalente qu'il y a de moins en moins d'Etat (nous déplorons son retrait, son impuissance, son inefficacité) alors qu'il y a, de fait, de plus en plus d'Etat (subventions, réglementations, aides de toute sorte). Ne faisons-nous pas l'Etat à notre image ? Il est la projection de nos rêves, de nos fantasmes, de nos angoisses. L'Etat, c'est moi ? Contre le souverain de droit divin, le café philo des Phares s'est institué en Commune de libres citoyens, proclamant plutôt : L'Etat, c'est nous !l'investissant, à petite échelle, de la souveraineté populaire.

Selon la tradition, c'est notre ami poète (vignette 3) qui a conclu nos discussions, pour nous montrer, en bonne poésie, qu'il y a une ivresse des mots, dont il faut à la fois se réjouir et se défier. La philosophie a aussi ses limites.

dimanche 27 mars 2016

Repos annuel



C'est la trêve de Pâques. Pas de billet aujourd'hui. Mais ça ne va pas durer. Retour demain.

samedi 26 mars 2016

Les résultats et les convictions



Encore de mauvais chiffres pour l'emploi ce mois-ci. C'est terrible : on a l'impression de ne pas s'en sortir. La politique en cours est-elle en cause ? Non, je crois que le président et le gouvernement font honnêtement tout leur possible. L'absence de résultats flagrants dans la lutte contre le chômage ne change rien à mon soutien sans partage. On est socialiste ou on ne l'est pas. Un homme de droite aurait la même réaction avec le gouvernement de son choix. La politique n'est pas une affaire de résultats, mais de convictions. Car les uns sont incertains, alors que les autres sont immuables. Si les résultats arrivent, tant mieux ; sinon tant pis. Il n'y a que la fidélité qui compte. Et puis, jamais personne n'est content d'aucun résultat, puisque chacun raisonne en termes d'intérêts personnels, et pas collectifs. Il ne faut pas juger une politique sur ses résultats, mais sur ses intentions. Après, on voit : ça marche ou ça ne marche pas. En attendant, je vous conseille la lecture du Un de cette semaine : une analyse de fond sur le chômage en France.

vendredi 25 mars 2016

Perpète ou pas



Hier, à la suite des attentats de Bruxelles, plusieurs personnalités de droite ont demandé la réclusion à perpétuité "réelle" pour les terroristes. Je n'entre pas dans le débat juridique et technique sur la notion de perpétuité, qui existe bien sûr déjà dans nos lois, savoir si elle est réelle ou pas : j'en reste à l'essentiel, le débat politique sur la prison à vie. Nathalie Kosciusko-Morizet a fait cette proposition, Xavier Bertrand également, ajoutant même qu'il n'aurait sans doute pas voté en son temps l'abolition de la peine de mort.

Le débat est intéressant, parce qu'il rappelle le clivage traditionnel entre la droite et la gauche, qu'on a tendance à oublier ou à sous-estimer. Au XIXe siècle, la droite est qualifiée, par elle-même autant que par ses adversaires, de "parti de l'ordre", tandis que la gauche apparaît plutôt comme le "parti de la justice". Les deux notions, ordre et justice, ne sont évidemment pas contradictoires : un homme de droite est soucieux de justice autant qu'un homme de gauche tient à ce que l'ordre soit maintenu. Mais il y a des sensibilités, des préférences qui sont différentes : la droite mettra l'ordre avant la justice, la gauche mettra la justice avant l'ordre. "Je préfère commettre une injustice que tolérer un désordre" : c'est une phrase de Goethe et c'est une formule de droite.

Spontanément, je privilégie la justice à l'ordre. C'est pourquoi je refuse la proposition de Nathalie Kosciusko-Morizet et Xavier Bertrand sur la perpétuité "réelle". Pour plusieurs raisons : d'abord, je crois qu'un homme, même celui qui a commis les actes les plus effroyables, a toujours droit au rachat et à sa récompense, la liberté. Ce n'est pas de la naïveté ou de la mauvaise religion : c'est un principe et un espoir. Je sais parfaitement que le mal ne se guérit pas facilement ; mais il faut lui laisser une chance. La justice n'est pas la vengeance. C'est ma première raison, appelons-la humaniste.

Ma deuxième raison de refuser la prison à vie, c'est qu'elle n'est nullement dissuasive. Si quelqu'un me prouvait qu'elle l'est, je demanderais à ce qu'on l'applique, sans problème, faisant fi de mon humanisme, privilégiant la protection des citoyens. Un terroriste qui est prêt à mourir n'a que faire de la prison à vie. Or, la justice, c'est aussi l'efficacité des lois : celle sur la prévention "réelle" ne le serait pas.

Enfin, ma dernière raison pour la refuser est juridique, c'est qu'on ne voit pas pourquoi on n'étendrait pas cette mesure à d'autres crimes. Tout crime est horrible, même si tous ne sont pas spectaculaires ou médiatisées : tout crime, dans cette logique, méritait de voir son auteur puni par la prison à vie. Car pourquoi les uns et pas les autres ? Par glissement, jusqu'où va-t-on aller ainsi ? Ce n'est plus un débat, c'est une boite de Pandore.

Xavier Bertrand semble dire que la suppression de la peine de mort devrait être, en quelque sorte, remplacée ou compensée par une peine de prison à vie. Non, on ne peut pas raisonner comme ça. La perpétuité n'est pas une alternative à la peine de mort : les deux mesures sont incomparables. En la matière, on ne peut pas considérer la perpétuité comme une peine de substitution à la mort. D'ailleurs, lors des débats sur l'abolition de la peine de mort, cette question n'avait pas été soulevée.

La droite fera comme elle voudra. Je comprends bien qu'elle cherche à rassurer l'opinion, à marquer le coup et les esprits, à avancer une mesure plus symbolique que performante. La gauche a essayé de faire la même chose avec la déchéance de nationalité, un débat qui l'a conduite nulle part. La droite devrait y réfléchir à deux fois avant de s'engager dans celui-là.

jeudi 24 mars 2016

Le rite dans tous ses états



J'ai fait hier une conférence à l'Université du Temps Libre de Cambrai, sur la question : Pourquoi avons-nous besoin de rites ? Après avoir expliqué la nécessité des rites dans l'existence humaine (maîtriser le temps par la répétition, relier les individus par des gestes communs, donner de l'ordre et des repères à la vie), je suis allé doucement vers ma petite thèse : loin de considérer le rite comme un archaïsme dont nous pourrions nous passer à l'époque de l'individualisme et de la liberté des mœurs, sa nécessité est plus grande qu'autrefois, pour preuve la multiplication des rites dans la période contemporaine. Je pars d'un postulat (vérifiable) : rite et religion sont indépendants. La religion se sert du rite, mais le rite est plus social que spirituel. Résultat : dans une société comme la nôtre, scientifique, technique, areligieuse, l'inflation des rites compense le déficit des religions. Voilà ce que j'ai exposé en près de deux heures.

Nous avons passé en revue quelques rites actuels, inédits, qui n'ont rien de religieux, qui sont des manières de conjurer les malheurs de l'existence. L'actualité m'a involontairement servi. Juste avant de prendre le train pour Cambrai, la radio me décrit la minute de silence à Bruxelles, en hommage aux victimes des attentats. Rien de plus traditionnel que ce rite muet de recueillement. Mais rien de moins conventionnel que les applaudissement nourris qui ont immédiatement suivi et qui, il n'y a pas si longtemps, auraient paru malséants. J'avais déjà remarqué, aux enterrements, que l'assistance applaudit maintenant à la sortie du cercueil. Battre des mains, y compris en ces circonstances, est un rite nouveau. Autrefois, ce n'était qu'un geste de politesse ou de remerciement. Aujourd'hui, c'est un hommage à une nouvelle figure héroïque, non plus le vainqueur mais la victime, à laquelle chacun cherche plus ou moins à s'identifier.

Dans le même ordre d'idées, nous avons vu apparaître ces "marches blanches", là où autrefois c'était de noirs cortèges qui célébraient la disparition des hommes. Amas de fleurs, bougies au sol, voilà encore de la créativité populaire dans le rite, qui désormais investit les lieux publics alors qu'il était auparavant enclos dans l'espace sacré des lieux de culte. Mais les laïques n'y trouvent rien à redire : ne sont-ce pas des rites paradoxalement profanes ?

Moins tragiques sont les cadenas d'amour qui appesantissent certains ponts ou passerelles de Paris, mais tout autant ritualisant : dans un monde où la liberté des mœurs a rendu l'amour volage, où des sites internet invitent à l'infidélité conjugale, il y a en effet de quoi cadenasser symboliquement le sentiment, et jeter les clés à la Seine !

Il y a des rites qui persistent, dont l'apparente barbarie aurait pu laisser croire qu'ils disparaitraient, modernité aidant. Mais non ! Je pense en particulièrement au bizutage dans les grandes écoles. Nos élites en souffrent pour réussir, il faut que cela soit dit et vécu à travers des rites sauvages et stupides.

Il y a des rites qui avaient disparu et qui réapparaissent, à mon grand étonnement : par exemple les enterrements de vie de garçon ou de jeune fille, ringards au possible, mais qui suscitent aujourd'hui l'engouement, même quand on n'est plus vraiment un garçon ou une jeune fille, au sens de jadis. Allez savoir pourquoi ! Sans doute ce problème que nous avons avec l'amour et l'institution du mariage, comme à l'égard de n'importe quelle autre institution.

Plus étrange, la transformation en rite de ce qui ne l'était pas au départ et pendant très longtemps : l'épreuve du baccalauréat, élevée aujourd'hui au rang de tragi-comédie, où l'on pleure beaucoup, de tristesse et de joie, enfants et parents. Rite de passage assurément, très médiatisé, dramatisé, alors même que l'épreuve est moins dramatique et moins déterminante qu'autrefois. Que s'est-il passé ? Le chômage de masse, l'avenir incertain, l'extrême valorisation du travail. Tout ça vaut bien un rite, aussi absurde et risible soit-il.

Enfin, je sens un rite menacé, et je tiens à le défendre : c'est le rite électoral, le passage solennel, autrefois endimanché, par le bureau de vote, l'isoloir qui nous met face à notre seule conscience, le président et les assesseurs qu'on salue. Le vote électronique, dans une société du tout électronique, me semble inévitable, tout comme les professions de foi en ligne. Mais la démocratie y perdra. N'a-t-elle pas déjà commencé, avec l'abstention massive ? Le rite, c'est l'aveu de nos préoccupations, la victime, la réussite et l'amour en leur centre, la politique et la démocratie très loin, Dieu n'en parlons même pas. Ainsi vont nos rites, dans tous leurs états, et j'aurais pu prolonger la liste.

mercredi 23 mars 2016

Nous sommes tous des naïfs




Les Allemands sont disciplinés, les Italiens parlent beaucoup, les Portugais sont travailleurs, les Polonais sont souls (comme des Polonais), les Turcs sont forts et les Belges sont ... naïfs. J'arrête là cette revue des clichés les plus lamentables (et il y en a de pires) décernés à certains peuples. C'est de la bêtise pure et simple. Quand des hommes politiques en sont les auteurs, c'est encore plus grave.

Samedi dernier, après l'arrestation de Salah Abdeslam, le député Alain Marsaud (Les Républicains) accuse les services de renseignement belges de "naïveté", allant jusqu'à les rendre responsables des 130 victimes des attentats parisiens. Hier, c'est le ministre Michel Sapin qui utilise le même terme, "naïveté", à l'encontre de la classe politique belge, coupable à ses yeux du communautarisme qui s'est installé dans le quartier bruxellois de Molenbeck. Se sont-ils donnés le mot ?

La bêtise n'a ni frontière, ni camp : elle frappe aussi bien à gauche qu'à droite. Sa chanson est identifiable : c'est toujours la faute aux autres. Franchement, en matière de renseignement, sommes-nous vraiment plus malins que les Belges ? Et en ce qui concerne les ghettos qui se développent dans certains quartiers de notre pays, avons-nous des leçons à donner à nos voisins ? Marsaud et Sapin pensent que oui, parce que ce sont des malins, eux, qui savent ce qu'il faut faire ...

La bêtise ne mérite que le silence. Ce soir, je préfère laisser la parole à l'image : un ami m'a transmis cette très belle photo de la tour Eiffel, hier soir, aux couleurs de la Belgique. Nous étions Charlie, nous étions Paris : aujourd'hui, nous sommes tous des naïfs.

mardi 22 mars 2016

La petite bête et le gros bête



La loi El Khomri s'est trouvée un nouvel adversaire, en la personne de Jean-François Copé, qui a son tour va lancer une pétition, espérant peut-être atteindre lui aussi le million. Il lui a fallu bien chercher pour trouver à redire, mais quand on cherche, n'est-il pas vrai qu'on trouve ? Tout le mal de ce projet de loi serait dans son article 6 (oui, aujourd'hui il faut être précis). Autant vous le citer en entier :

"La liberté du salarié de manifester ses convictions, y compris religieuses, ne peut connaître de restrictions que si elles sont justifiées par l'exercice d'autres libertés et droits fondamentaux ou par la nécessité du bon fonctionnement de l'entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché".

Voilà donc la malheureuse phrase qui fait se lever Copé. Ok, la formulation n'est pas d'un grand style littéraire, simple et classique. C'est de l'écriture juridique, dont on comprend cependant le sens : en République, dans l'entreprise, la liberté des convictions rencontrent certains restrictions lorsque la liberté des uns menace ou empiète sur celle des autres. C'est Robert Badinter, dans le travail préparatoire au projet de loi, qui avait tenu à cet aspect : faire reconnaître la laïcité au sein de l'entreprise, en affirmant que tout n'était pas permis en matière de liberté des convictions, que des restrictions étaient nécessaires, par exemple quand un homme refuse de serrer la main d'une femme ou lorsqu'un salarié impose de faire sa prière sur le lieu de travail.

Eh bien, savez-vous ce que Jean-François Copé reproche à cette disposition ? D'instaurer le "communautarisme" dans l'entreprise, d'introduire le "fait religieux", d'être un "facteur d'insécurisation" (sic). Bref, la loi El Khomri serait anti-laïque ! Copé lui fait donc dire le contraire de ce qu'elle prétend et de ce qu'elle défend. Je ne peux pas m'empêcher de penser à certains commentaires de ce blog, qui m'accusent parfois de trahir la laïcité, simplement parce que je parle et emploie le mot de "religion" ! Ou bien au débat délirant de 2005 autour du Traité constitutionnel européen, que les adversaires accusaient d'être anti-laïque, parce que le terme de "laïcité" n'apparaissait pas (mais dans la loi de 1905, sur la séparation des Eglises et de l'Etat, il ne figure pas non plus, et c'est pourtant un grand texte laïque !). Les mots sont devenus aujourd'hui de la pâtée pour chiens : on grogne si certains sont absents, on aboie si d'autres sont présents.

Le plus drôle, c'est que Jean-François Copé ne refuse pas complètement le principe de ce qui est écrit, mais propose de le traiter seulement dans le règlement intérieur des entreprises. Tout ça pour ça ! A vouloir chercher la petite bête, on devient un gros bête.

lundi 21 mars 2016

Rien ne change et tout change



Quel bilan peut-on faire de l'élection législative partielle dans la circonscription de Saint-Quentin, qui a vu hier soir la victoire attendue du candidat de la droite, Julien Dive, contre la candidate de l'extrême droite ? A priori, aucun bilan particulier, puisque rien ne change sous le ciel de notre ville : la droite, depuis plusieurs années, l'emporte à chaque fois, élections après élections. Rien ne change non plus du côté du Front national, qui confirme à chaque scrutin sa montée en puissance. Rien ne change enfin pour la gauche, qui se voit reléguée à plusieurs reprises au second plan, n'arrivant même pas à survivre au premier tour. Morne et désespérante plaine, quand on est socialiste.

Pourtant, tout change, si on y prend un peu garde, même si ces changements ne sont pas pour l'instant flagrants ou perceptibles. Leurs conséquences viendront, en leur temps. A droite surtout, tout change. Une nouvelle génération arrive, s'installe, rajeunit son personnel politique, le maire d'abord, le député ensuite. Bien sûr, Xavier Bertrand est toujours là, président de la communauté d'agglomération et icône de la droite. Mais il n'est plus tout à fait là et le sera de moins en moins, pris par la présidence de la grande région. Et puis, c'est dans la logique d'un nouveau pouvoir de s'émanciper, de manifester son indépendance. On l'a bien vu à travers les premières décisions de Frédérique Macarez. La fidélité à Xavier Bertrand restera totale, parce que c'est l'une des conditions du succès électoral de la droite. Mais il y aura forcément autonomie à son égard, nouvelle ambiance, nouvelle perspective politique. La droite locale, en l'espace de deux mois, a tourné une page de son histoire.

Et la gauche ? On a l'impression que rien ne change, que les têtes sont les mêmes depuis au moins dix ans, que les défaites succèdent aux défaites, que la division laisse place à la division. C'est une apparence qui ne peut pas durer longtemps. On ne sort jamais indemne d'un échec électoral, surtout lorsqu'il est à répétition. On ne peut pas faire comme si rien ne s'était passé ou faire porter la faute sur d'autres. La grande vertu de la politique, au milieu de tant de vices, c'est qu'on n'échappe pas à ses responsabilités. La gauche elle aussi va connaître le changement, même si je suis bien en mal de vous dire lequel. Imagine-t-on Anne Ferreira et Stéphan Anthony, battus en 2012, battus en 2016, se représenter en 2017 ? Il y a des limites à l'inconscience. Imagine-t-on la gauche continuer à se disperser dans une multitude de candidatures ? Il y a des limites à la pulsion suicidaire.

La démocratie vit de l'alternance. A Saint-Quentin, il est inconcevable qu'une famille politique, qu'un parti de gouvernement soient exclus de toute responsabilité, n'aient aucune influence sur la vie publique, ne participent pas aux grandes décisions. Et ce n'est pas quelques trois ou quatre malheureux élus d'opposition qui changent quelque chose en conseil municipal. Il n'est pas possible, sur le long terme, que le débat local soit monopolisé par le seul affrontement entre la droite et l'extrême droite.

Il y a ici un électorat socialiste non négligeable, de loin supérieur en nombre à toutes les autres forces de gauche. Il y a aussi de nombreuses personnalités de gauche, même si elles ne s'affichent pas publiquement comme telles : elle sont bien intégrées dans la vie locale, exercent une influence. La droite souvent les récupère, les ramène vers elle, parce que c'est de bonne guerre, parce que la gauche, de son côté, ne songe pas à les solliciter. Mais le vivier existe, les ressources sont intactes, plus importantes qu'on ne le croit.

Il y a un potentiel de gauche dans cette ville qui vote à gauche aux élections nationales, mais qui fait défaut aux élections locales. L'héritage est là, mais pas d'héritier qui le capte et le fasse prospérer. Cette situation n'est ni vivable, ni tenable. La politique ne connaît pas le vase clos. Les événements agissent sur les personnes. Tout finit par changer, même quand on veut que rien ne change. En démocratie, c'est l'électorat qui fait la loi : les politiques suivent, s'adaptent. La gauche locale va changer, la question ne se pose même pas. Mais nous ne savons pas quand, comment et avec qui.

dimanche 20 mars 2016

On the road again




Surprise ce matin sur le marché de Tergnier : un groupe de musiciens et chanteur animent la place et réchauffent les cœurs (vignette 1). Au centre, à l'accordéon, on reconnaît Caroline Varlet, alias La Mordue, conseillère départementale de l'Aisne. Les notables de l'antique conseil général ont bien changé ...

L'initiative vient de l'amicale des cheminots, qui participe à une tombola au profit de la Ligue contre le cancer. Le premier prix : un chopper, ma moto préférée, américaine, facile, personnalisée (vignette 2). Quand je collectionnais les photos des monstres en dernière page de Télé-Poche, je mettais cet engin à l'honneur, justement parce que ce n'est pas un monstre.

Et puis, à cette époque lointaine, je me rêvais en Peter Fonda dans Easy rider. Ce qui m'embête quand même, c'est que ce chopper à gagner n'a pas une fourche très longue, ce qui enlève de l'élégance à la moto. Qu'importe : nous sommes sur la route de Tergnier, et je me crois en train de filer sur une highway californienne. On the road again !

samedi 19 mars 2016

Eloge de la lecture



C'est demain la fermeture du salon du livre, à Paris. L'occasion pour moi de faire un petit éloge de la lecture. Il y a nécessité : autour de nous, voit-on souvent quelqu'un avec un livre à la main ? Ils ont été remplacés par les portables et les tablettes. Traversez une voiture de train, observez, c'est flagrant.

C'est une banalité de reconnaître que l'image a remplacé l'écrit, qui a pourtant d'éminents détracteurs : Socrate n'a jamais rédigé aucun ouvrage, estimant que la libre parole convenait mieux à la pensée que l'écriture figée. Jean-Jacques Rousseau, dans son Emile, a poussé un cri qui ferait horreur à tous nos pédagogues : "Je hais les livres !" Pour lui, ce n'était pas la meilleure façon d'éduquer un jeune homme. Pour moi aussi, entre lire ou écrire, je préfère écrire, parce que c'est plus créatif, plus libre.

Pourtant, il faut défendre la lecture. Pas le livre en soi : je ne suis pas bibliophile, je n'ai pas le culte des éditions originales, des belles reliures ou des manuscrits anciens. Pas non plus forcément la littérature : je sais que lire représente un effort pas évident, qu'ignorent ceux qui ont pris l'habitude de lire beaucoup et facilement. L'important n'est pas dans le contenu du livre mais dans l'acte de lire. C'est pourquoi je conseille à celui qui n'a jamais lu de lire n'importe quoi, même de piètre qualité. Par exemple, les aventures de Bob Morane, d'Henri Vernes, ce n'est pas de la littérature, mais du récit populaire, et c'est bien.

Je ne défends pas la lecture au nom de la culture ou de l'intelligence, mais en tant que comportement individuel. Lire, c'est faire le choix de la solitude, le retrait de la société, l'oubli des autres. Il faut s'isoler, dans un endroit pas trop bruyant, pas trop fréquenté. Il y a beaucoup de choses qu'on peut faire à deux, sauf lire. C'est un comportement asocial, presque anarchiste.

Lire, c'est non seulement se retrancher de la collectivité, mais aussi sortir du temps. Car la lecture ne fait pas qu'exiger des efforts : elle prend du temps. Un livre de 200 à 300 pages, ce qui est la bonne moyenne, mobilise plusieurs heures de lecture. Aujourd'hui, où le temps nous presse, où des tas d'activités nous sollicitent sans cesse, ce n'est plus guère possible. Il n'y a plus que les hommes politiques qui font semblant de lire, parce qu'ils croient que c'est bon pour leur prestige. Lire, c'est se moquer du temps qui passe et des impératifs de la vie sociale : un acte révolutionnaire.

Je ne crois pas du tout au livre électronique, qui installe la machine entre le texte et nous. On ne peut pas enfermer un livre dans une boîte, même plate. Surtout, il y a la lumière hypnotique de l'écran, qui tranche avec le doux papier. Enfin, si un livre ne me plait pas, je veux avoir la liberté de le jeter rageusement à travers la pièce, ou bien de déchirer certaines pages. Avec la tablette, ce n'est pas possible.

Ce salon du livre, nous n'avons pas pu nécessairement nous y rendre, mais France Inter et France Culture, tout ce samedi, nous ont gratifiés de nombreux directs, lectures et débats. Tout n'est pas perdu pour la lecture.

vendredi 18 mars 2016

Qui fait la loi ?



La République, c'est le respect de la loi. Ce n'est pas que ça, mais c'est aussi ça. Ce respect est chaque jour bafoué, parfois innocemment, par défaut de culture républicaine. J'ai regardé et écouté hier les jeunes manifestants contre la loi travail. Ils veulent le retrait, refusent la négociation, délégitiment le gouvernement. Où est la République là-dedans ? Le projet de loi n'a été ni déposé, ni discuté, ni adopté mais il est tout de même contesté. Qui fait la loi en République ? La représentation nationale, le suffrage universel ou la rue ? Le rapport de force ou la délibération collective ? Quand je vois certains syndicats se mettre à la traîne des jeunes, je m'inquiète pour le syndicalisme ...

Qui fait la loi ? Les médias, peut-être bien, dans l'affaire Barbarin. Le nom du cardinal est associé depuis quelques jours au crime de pédophilie, à tel point qu'on pourrait se demander si le pédophile, ce n'est pas lui ! Le prélat est soupçonné de négligence ou de protection auprès d'un prêtre coupable. Mais que valent des soupçons, devant la justice ? Et que fait-on de la présomption d'innocence ? Se rend-t-on compte qu'on détruit l'honneur et la réputation d'un homme ? Veut-on l'obliger à jouer la victime, pour qu'il retrouve les faveurs de l'opinion ? Le Premier ministre va jusqu'à donner son avis et suggérer à monseigneur Barbarin de démissionner : où est la séparation des pouvoirs ? Que devient la République laïque, qui ne doit pas s'immiscer dans les affaires de l'Eglise ?

Qui fait la loi ? En République, c'est le peuple, par l'élection, qui désigne ses représentants, chargés de consulter, de proposer, de négocier et de faire adopter. Ce processus est remis en question. Dans le quotidien Le Monde daté d'aujourd'hui, le professeur René Frydman et 130 médecins proclament : "Nous, médecins, nous avons aidé des couples homosexuels à avoir un enfant, même si la loi l'interdit" (c'est moi qui souligne). Je n'entre pas dans le débat de fond sur l'extension de la PMA (procréation médicalement assistée), mais sur la violation affichée et revendiquée de la loi par des sommités médicales. Qui pousse désormais à faire la loi ? Les experts, les savants, les blouses blanches ?

Je souhaite bien du courage à mes collègues qui enseignent l'instruction civique et qui expliquent à leur élèves ce qu'est la loi, d'où elle vient, à quoi elle sert et pourquoi nous devons, en République, la respecter. Car tous les jours, c'est le mauvais exemple qui est donné.

jeudi 17 mars 2016

La France sans travail



Quel est l'événement politique le plus important de la semaine ? L'élection législative partielle à Saint-Quentin ? Les manifestations de jeunes contre la loi travail ? Le sondage donnant l'écrasante victoire d'Alain Juppé sur Nicolas Sarkozy lors des primaires de la droite ? Non, rien de tout ça. L'événement politique essentiel, c'est la publication du rapport Berger sur les conséquences de la révolution numérique en matière d'emplois.

Mais qui en a entendu parler ? Le sujet n'est ni sexy, ni médiatique, à peine polémique. Il est plus que ça, dramatique : dans les 10 prochaines années, la France va voir trois millions de ses postes de travail supprimés. Si l'on ajoute aux chômeurs actuels, aux salariés par intermittence, à tous ceux qui sont en formation et aux retraités, la France se vide peu à peu de son travail et de ses actifs.

D'où vient ce bouleversement ? D'une mutation technologique qui s'exprime en termes magiques, un peu sorciers : digitalisation de l'économie, informatique décisionnelle, objets connectés, robotique avancée, automatisation des tâches répétitives. Ne cherchez pas à comprendre, je résume en une formule : c'est le progrès ! Le phénomène a toujours existé, mais il prend aujourd'hui une ampleur inédite. Coïncidence : je corrige cette même semaine une dissertation donnée à mes élèves sur "le développement des techniques nous donne-t-il plus de liberté ?" En tout cas, il ne donne pas plus de travail, même s'il en crée, mais pas suffisamment pour compenser les énormes pertes.

Jusqu'à présent, c'est l'industrie et le monde ouvrier qui étaient touchés : le secteur a vu ses effectifs passés de 5 millions à 3 millions de personnes, de 1980 à 2012. Dans le proche avenir, c'est le secteur tertiaire et les classes moyennes, c'est-à-dire l'assise sociologique et politique de notre société qui va être frappée, et ça va faire mal. Des emplois qualifiés, intellectuels, qu'on croyait protégés de la malédiction du chômage, vont massivement disparaître, dans le commerce, la distribution, le service à la personne, l'encadrement, les métiers juridiques, les auxiliaires médicaux, l'administration, la construction, l'alimentation, etc. Excusez du peu.

Il y a quand même des professions qui résistent, mais jusqu'à quand ? Médecine, enseignement, métiers d'art, médias, recherche, services sociaux, surveillance, etc. Pas étonnant que mes élèves, avec tout ça, soient stressés : ils ont jusqu'à dimanche pour faire leurs vœux d'orientation professionnelle, le désormais célèbre APB (admission post-bac).

Où va notre société ? Je ne sais pas, et je crois que personne ne le sait. Mais je sais que le débat politique doit porter quasi uniquement là-dessus, et pas sur la stupide question de l'identité nationale.

mercredi 16 mars 2016

Hauts-de-France



Le débat public en France est devenu, depuis quelques années, détestable. A vrai dire, il n'y a plus de réel débat, contradictoire, argumenté et constructif mais des polémiques, vaines, stériles, éphémères. Nous sommes bien loin des grandes controverses d'autrefois, qui avaient une véritable hauteur de vue et souvent belle allure. A quoi devons-nous cette dégradation du débat public ? Principalement aux réseaux sociaux. Il y a une concomitance entre leur apparition, leur montée en puissance et l'abaissement du niveau dans les échanges politiques. Je ne suis pas loin de penser que nous ne savons plus discuter et passer les compromis nécessaires, qui sont l'essence de la politique.

Par exemple, Manuel Valls présentait hier les modifications touchant le projet sur la réforme du code du travail, après discussion avec les syndicats et autres interlocuteurs. Du coup, on parle de "recul". Du côté des adversaires de ce projet, on demande depuis le début le "retrait" et on estime que les aménagements proposés n'ont rien changé. Dans ce camp-là, c'est la "défaite" du Premier ministre qu'on souhaite. Où est l'esprit de négociation et de compromis dans tout ça ?

Un autre exemple peut sembler plus anecdotique, mais je le trouve plus révélateur. La nouvelle grande région du nord change de nom pour s'appeler désormais "Hauts-de-France". Résultat : les réseaux sociaux vibrent de toute part, c'est la contestation générale, la critique immédiate, assaisonné à l'esprit de dérision. C'est absurde. D'abord, ce choix ne devrait pas soulever de telles passions. C'est anormal, ridicule. Quelle importance, ce nom plutôt qu'un autre ? Ce n'est pas ça qui va déterminer l'avenir de cette région, qui a bien d'autres chats à fouetter. Autrefois, la décision aurait été prise par l'administration, et personne n'aurait songé à en parler et à la discuter.

Ensuite, "Hauts-de-France" est un nom aussi bon qu'un autre. On s'y habituera, et on ne se rappellera même plus qu'il aura été contesté. Le temps finira par l'adopter. Mais la disparition de la Picardie ? Elle ne disparaît pas plus que le Berry, qui ne donne plus son nom à aucune entité administrative ou politique, mais reste néanmoins vivant. "Hauts-de-France" évite justement de mentionner une préférence entre le Nord et la Picardie, en ne se référant à aucun des deux. C'est très bien. De toute façon, la nouvelle région aurait-elle adopté une autre dénomination que la polémique aurait été la même : il y aurait toujours eu à redire, les réseaux sociaux s'exciteraient identiquement.

Non, nous ne savons plus discuter, réfléchir et agir collectivement. Nous ne savons plus nous conformer à la décision prise. Ce qui compte, c'est le soupçon, le dénigrement, l'ironie. Chacun y va de son refrain, sans égard pour le bien commun, sans se sentir engagé par quoi que ce soit. Où allons-nous comme ça ? Que devient la République sans culture du débat ?

mardi 15 mars 2016

La gauche au second tour



Le pire dans l'élection législative partielle à Saint-Quentin, c'est, après l'élimination de la gauche dès le premier tour, son absence d'influence au second tour. Au moins, lors des régionales, nous pouvions peser pour que l'emporte la droite républicaine contre l'extrême droite. Un second rôle reste un rôle. Mais là, dimanche prochain, tout se jouera exclusivement entre le FN et le candidat de la droite. La gauche ne sera même pas en position d'arbitre. Au sens littéral du terme, elle n'existe plus.

Ce constat n'empêche pas d'agir et d'espérer. On peut être mort et vouloir, de toutes ses forces, ressusciter. Le pire du pire, ce serait d'accepter cet état de fait, considérer que la messe est dite depuis dimanche soir, qu'il n'y a plus rien à voir et à faire, et laisser le second tour se dérouler sans nous. La pire situation pour un parti politique, c'est d'être le spectateur d'une histoire qui se fait sans lui. Il ne tient qu'à nous de le refuser. La gauche, en un sens, doit encore être présente au second tour, même si elle n'a plus aucun candidat. Mais comment ?

D'abord, un parti politique prend toujours ses responsabilités, c'est-à-dire qu'il donne des consignes de vote. Nous avons un électorat : pas question de le laisser en déshérence, livré à lui-même ; pas question de jouer les hypocrites ou les indécis, en prétextant que les électeurs sont libres de leurs suffrages (personne ne le conteste). Un parti donne toujours une analyse et un cap.

Ensuite, dimanche prochain, nous irons voter, parce que nous sommes des électeurs, des citoyens et des républicains, que l'abstention est une forme de démission, qui nous révulse. Cette abstention a suffisamment été forte au premier tour pour que nous n'augmentions pas son score au second. Par cette double volonté, devoir du parti (donner des consignes de vote) et devoir du citoyen engagé (aller voter), la gauche sera présente dans le scrutin de dimanche prochain. Sinon, elle sera encore plus morte qu'elle ne l'est déjà.

Mais nous voterons pour qui ? C'est très simple : depuis 2002, le Parti socialiste défend un principe, renouvelé et renouvelable à chaque élection, qu'on peut appeler "front républicain". Partout où l'extrême droite est confrontée à un candidat républicain, c'est pour ce dernier que votent les républicains. Ce principe est intangible, ne souffre aucune exception. C'est un point d'idéologie, pas d'électoralisme : tout plutôt que les fachos, je n'en démords pas. La politique ne se fait pas à la carte, comme je l'ai déjà dit hier : quand on est socialiste, le soutien au gouvernement ne se mégotte pas ; quand on est républicain, le rejet de l'extrême droite ne dépend d'aucune condition. C'est pourquoi, dimanche, je voterai sans hésitation pour Julien Dive, et je vous invite à faire de même.

Mais n'est-ce pas désagréable, quand on est de gauche, de voter pour la droite ? Non, parce que la politique n'est pas une question d'état d'âme, d'humeur ou de plaisir personnel : seules comptent les convictions et leur application, en l'occurrence la primauté de la République sur toute autre préférence ou indifférence. Et puis, c'est à la gauche elle-même de se rendre suffisamment agréable pour qu'on vote pour elle et qu'elle accède au second tour, comme ce devrait être normal si la situation était chez nous normale.

Mais Julien Dive lui-même, aux dernières cantonales, ne s'est-il pas maintenu contre le candidat socialiste ? Oui, et alors ? Ce n'est pas parce que quelqu'un agit mal que je dois à mon tour agir mal. Je sais pertinemment que le "front républicain" est un principe de gauche défendu par quelques hommes de droite, dont Julien Dive ne fait pas partie. Mais c'est son problème à lui, pas le mien, pas le nôtre. Mon unique problème pour dimanche soir, c'est que la gauche soit présente dans les urnes malgré sa défaite, par son vote, et que l'extrême droite fasse le plus bas score possible. Tout le reste n'est pas de la politique.

Mais n'ai-je pas écrit, en début de billet, que la droite pouvait l'emporter sans le concours de la gauche ? Oui, c'est vrai, je continue à le penser. Mais ça n'enlève rien à ma réflexion et à mon choix. D'abord, rien n'est jamais certain en politique et dans un scrutin. Il faut toujours se méfier. Mais surtout, voter blanc ou s'abstenir, c'est renforcer mécaniquement le score du FN. La gauche n'a rien à gagner, surtout à Saint-Quentin, d'un FN fort (et qui l'est hélas déjà). Il faut tout faire pour réduire son audience, il faut donc voter pour le candidat républicain. Après, il sera temps de reconstruire la gauche, si celle-ci le veut bien.

lundi 14 mars 2016

Difficile autocritique



Ce billet d'aujourd'hui, j'ai failli ne pas le rédiger, ou plutôt choisir un autre sujet. Pourquoi répéter, à chaque scrutin, la même chose, jamais suivie d'effet ? S'il y a un point que je partage avec Anne Ferreira (candidate PS battue hier à l'élection législative partielle), c'est lorsqu'elle dit : "Ce résultat n'est pas une grande surprise pour moi". Hélas oui : la défaite était prévisible. Depuis plusieurs années, la gauche n'accède pas au second tour, qu'il s'agisse des cantonales, des municipales ou des législatives. Un parti de gouvernement, tel que le PS, qui se fait battre dès le premier tour, c'est gravissime. Le pire, c'est que Saint-Quentin, lors des scrutins nationaux, vote à gauche, est sociologiquement une ville de gauche. Pour qui a conscience de ça, il y a de quoi rendre malade. Mais tout le monde en a-t-il une conscience aigüe ?

Je reprends le titre de ce billet à L'Aisne nouvelle de ce jour, car tout le problème est là, constamment répété après chaque élection, chaque défaite : comment changer la situation ? Et rien n'est jamais fait, aucun changement ne se produit. C'est à se demander si les socialistes, écartés depuis 20 ans de toute responsabilité locale, ont envie de retrouver, chez nous, les chemins du pouvoir ! D'abord, il faut être clair dans sa tête : savoir si on soutient le gouvernement ou pas, ne pas afficher un soutien à la carte. Il est déplorable qu'aucune personnalité nationale ne soit venue soutenir Anne Ferreira. Mais à qui la faute ?

Depuis 2008 et ses alliances avec l'extrême gauche, le PS local est sur une ligne plus ou moins radicale, qui se concrétise aujourd'hui par son hostilité au gouvernement. Ce n'est pas une position tenable, il faut faire des choix. Le mien est de défendre le gouvernement, de faire sur ce blog la pédagogie des réformes. C'est la seule ligne claire, cohérente et honnête. A défaut, on cherche à rivaliser avec la gauche radicale, sans y parvenir, sans convaincre, et on va au désastre. L'avenir du PS saint-quentinois est dans le recentrage, pas dans la radicalisation.

Surtout, il y a cette insupportable absence de la vie publique locale, qui enlève au PS tout crédit. Les adhérents ne sont que quelques dizaines, les réseaux sont affaiblis, l'opposition municipale ne brille pas par sa combativité, aucun leader ne se dégage (l'opération Michel Garand, aux dernières municipales, a été un fiasco monumental et prévisible). Même dans le meilleur contexte national, la gauche est incapable de l'emporter, à quelque élection que ce soit.

Pourtant, il n'y a pas à désespérer : tous les points négatifs que je viens d'évoquer ont leur remède, pas si compliqué que ça. Mais quand l'autocritique n'est pas acceptée, quand la force de caractère qu'elle exige est défaillante, c'est l'immobilisme qui l'emporte. On a beau analyser, proposer, ne pas se complaire dans la critique stérile et personnelle, rien n'y fait. Oui, il y a de quoi rendre malade. J'ai tenu à le redire, même si c'est vain, parce qu'il ne faut jamais abandonner aucun espoir, et puis parce que ce qui est écrit est écrit : c'est une forme de témoignage qui reste, qui prend date, et ça, ce n'est jamais vain.

dimanche 13 mars 2016

Macron se libère



Pour qui douterait qu'Emmanuel Macron songe à se présenter à l'élection présidentielle, l'an prochain ou plus tard, la réponse est dans L'Express de cette semaine (couverture en vignette) : c'est oui. Le titre est sans appel : "Ce que je veux pour 2017", certes avec lui ou sans lui. Des ministres s'irritent de cet affichage médiatique, dans lequel Macron est multirécidiviste : bon signe aussi. La old school s'étrangle qu'on marche sur ses plates-bandes, le jeune ministre s'en fiche : il a des choses à dire, il les dit.

Un entretien dans un grand magazine, et hier après-midi, le lancement à Paris d'un cercle de réflexion, La Gauche Libre, où j'aurais dû aller si je n'avais été pris. L'association est indépendante, ne parle que pour elle-même, mais Emmanuel Macron est tout de même passé pour saluer l'initiative, qui compte réformer la gauche de l'extérieur, intuition que je partage depuis quelques années et que j'ai souvent défendue sur ce blog : les appareils ne sont plus représentatifs, en panne d'idées, à la façon de la SFIO dans les années 60.

Hier aussi, par coïncidence, d'autres réformistes s'étaient donnés rendez-vous. Les dirigeants sociaux-démocrates se sont retrouvés autour de François Hollande. Les syndicats critiques envers la loi El Khomri mais partisans de la négociation, pas du retrait (CFDT, UNSA, CFTC, ...) se sont mobilisés. Dans ces organisations, il y a de nombreux socialistes, et leur démarche n'est pas illégitime. Mais ceux qui ont manifesté jeudi dernier avec les syndicats les plus radicaux et les plus hostiles au gouvernement se sont disqualifiés.

Revenons à Macron et à son entretien dans L'Express, le premier du genre à être aussi complet, un article quasi programmatique. Dans les grandes lignes, ce qu'on en retient, c'est le primat que le ministre accorde aux idées, exposant une vision globale et à long terme (ce qui n'est pas toujours le cas chez les politiques). Tant sur la forme que sur le fond, le phénomène Macron me fait penser à la montée en puissance de DSK, tout au long des années 2 000, dans le débat public et les médias. Politiquement, on retrouve souvent la même inspiration et un style assez proche, au-delà de la différence de générations.

Venons-en au contenu. Le projet Macron, c'est essentiellement comment faire entrer la France dans la mondialisation avec des valeurs de gauche. Pour cela, "il faut continuer à baisser dans la durée les charges et les impôts des entreprises (...) Il faut surtout abandonner la préférence française pour la hausse des salaires et des dividendes (...) Si nous faisons le choix de la production en France et du long terme, c'est bien l'investissement et l'emploi qu'il nous faut privilégier".

Ces quelques lignes traduisent la philosophie du projet. Il est social, de gauche, parce que l'objectif est de réintégrer dans la société les premières victimes du capitalisme, qui sont aujourd'hui plusieurs millions : les chômeurs et les précaires. Le plus étonnant, c'est qu'il est aussi gaullien, avec des accents chevènementistes : "avoir une vraie souveraineté industrielle et économique" pour constituer un capital français, "récupérer notre souveraineté politique sur la régulation de l'assurance et de la banque".

Dans cette perspective, Emmanuel Macron va contre deux idées reçues. Il s'appuie sur les grands groupes industriels : "je les défends toujours contre la démagogie qui consiste à dénoncer le CAC 40". Il ne croit pas que notre avenir soit entièrement orienté vers le développement des services. Les usines, ce n'est pas fini ! Ce néo-gaullisme va jusqu'à "renouer avec cette belle idée de la participation", c'est-à-dire l'intéressement des salariés aux profit des entreprises.

En revanche, sur l'Europe, Macron se détache complètement de de Gaulle, en militant pour de nouveaux transferts de souveraineté. C'est un changement de cap : l'Europe ne peut plus se contenter de gérer les crises, il lui faut "un puissant investissement collectif et des solidarités financières entre pays de la zone euro". J'applaudis à l'idée de "sortir de la stratégie du référendum", qui renvoie chaque pays européen à lui-même et pas à l'Europe, qui favorise la démagogie et le nationalisme. Il faut changer les traités, faire en sorte que les affaires de l'Europe soient décidées au niveau européen, et pas au niveau national.

Ce que j'apprécie aussi, c'est que Macron ne choisit pas l'argument de la paix, juste mais insuffisant, pour caractériser le projet européen : "L'Union européenne, c'est la première tentative démocratique d'unification du continent". Au-delà des sensibilités de chacun, c'est cette tâche historique dans laquelle nous devons nous engager, contre les populistes et les nationalistes.

Emmanuel Macron rencontre, consulte, visite, écrit, s'exprime, se libère. Son bilan ministériel est déjà riche pour un récent ministre. Il ira loin, c'est certain. Il a l'envie, le charisme, les idées, un crédit de popularité et une réserve de temps devant lui. Que demander d'autres ? Ah si : les circonstances qui, elles, ne se commandent pas.

samedi 12 mars 2016

Je suis pour



Ce Cambadélis, quel malin ! Il m'épatera toujours. C'est quand même autre chose que son prédécesseur à la tête du Parti socialiste, Harlem Désir. Leur différence ? Le premier a été trotskiste tendance Lambert, le second trotskiste tendance Krivine. Pour les spécialistes, ça change tout. Disons, sans entrer dans les détails, que l'un est réaliste, tacticien et que l'autre est simplement idéaliste. Camba s'y connaît pour mettre tout le monde dans sa poche en laissant croire qu'il donne raison à chacun de ses interlocuteurs. Je ne le vois pas ministre ou candidat, mais en manœuvrier à la tête du PS, il excelle, avec son complice de toujours, Christophe Borgel.

Voyez comme il s'y est pris pour enfumer les partisans de la primaire à gauche. Il leur a d'abord dit oui (alors qu'il pense non), et puis il a posé ses conditions de bon sens : une primaire de toute la gauche, de Macron à Mélenchon. C'est que Jean-Christophe Cambadélis a le sens des formules qui claquent comme le drapeau rouge qu'il brandissait durant sa jeunesse lambertiste. Avec lui, l'impossible devient envisageable, mais demeure impossible : c'est le but de l'opération.

Les primaires n'auront pas lieu, Camba n'en veut pas : de Macron à Mélenchon ? N'importe quoi, mais c'est bien dit et ça fonctionne. En politique, il ne faut pas chercher à convaincre (on n'y arrive jamais), mais à coincer le rival ou l'adversaire dans une souricière d'où il ne pourra plus sortir. La primaire pour tous, c'est génial, on ne peut qu'être d'accord. Et quand Cambadélis aura fait la preuve que c'est impossible, il ramassera la mise, en feignant d'avoir fait son possible.

Sa dernière trouvaille est tout aussi géniale. Pour amener les frondeurs et autres contestataires à dévoiler leur jeu, il les somme de répondre à cette question : êtes-vous favorable à une candidature de François Hollande à la présidentielle de l'an prochain ? C'est simple comme bonjour, bête comme chou. Mais prenez un cadre de l'appareil, posez-lui la question, il prendra des précautions de Jésuite pour ne pas vous répondre, une prudence de Sioux pour ne pas faire mentir l'avenir. Camba va les entortiller avec ça.

Ne pas se positionner, c'est devenir suspect, c'est implicitement répondre non à la fameuse question, tout en prétendant qu'on ne sait pas encore, tout en prétextant qu'il faut attendre, que ce n'est pas le moment, qu'il y a autre chose à faire et à penser (chanson connue). Ceux qui répondront oui formeront le périmètre, le pré carré sur lequel le Parti et le président pourront compter, le moment venu. Dans une bataille politique, il est essentiel de connaître ses soutiens et les girouettes en puissance. Avant que le vent se lève, Camba va s'amuser à les pointer.

Et moi, simple socialiste de base, je réponds quoi à la question, qui est légitime, qui n'a rien d'inquisitoriale ? Dans l'idéal, mon candidat préféré, le président de mes souhaits, c'est Emmanuel Macron. Mais, comme Cambadélis et contrairement à Harlem Désir, je suis réaliste, pas idéaliste. Si le président veut briguer un second mandat, je suis pour, au nom de la cohérence politique, de la continuité gouvernementale et du respect de la fonction présidentielle. En revanche, si François Hollande renonce, Macron sera, pour moi, le mieux placé pour incarner la ligne social-démocrate mise en place dès le début de ce quinquennat. Alors, on pourra peut-être penser à des primaires ouvertes. Mais je sens que Hollande va se représenter.

vendredi 11 mars 2016

Un amour de Delépine



Pour le dernier film de Benoît Delépine et Gustave Kervern, la grande salle du CinéQuai était hier soir pleine, en présence de l'enfant du pays, le Benoît. Pas besoin de débattre après : les rires qui ont accompagné la projection rendaient le plus juste des témoignages. Il y a quand même eu des questions sur "Saint Amour". La première, de Jean-Pierre Semblat, a demandé une deuxième salve d'applaudissements, à quoi le public a bruyamment consenti. La deuxième a suggéré qu'on repasse le film : là non, bien que les images valent mieux que les interprétations, que je vais cependant tenter.

"Saint Amour", c'est un wine movie : la route des vins, par un père et son fils, Depardieu et Poelvoorde, alias Jean et Bruno, qui se cherchent, se rapprochent et se réconcilient. Dans la lignée de ce qu'ont déjà fait Delépine et Kerviel, c'est un film incarné, de chair et de corps, bêtes et humains. Le récit débute au salon de l'agriculture, que nul cinéaste n'avait jusqu'à présent osé filmer. Etonnant, tant l'endroit est un bon sujet de cinéma. Les deux réalisateurs aiment la chair sous toutes ses formes, y compris la chair des mots, en mettant autant de soin aux dialogues qu'aux images. Ainsi, Nabuchodonosor n'est plus un roi de la Bible, mais un énorme taureau. Le coup de génie, c'est que ce nom va bien à la bête, qui ne pouvait porter que celui-là. Désormais, lorsque vous l'entendrez prononcer, vous ne penserez plus aux Saintes Ecritures, mais à une montagne de chair.

Et puis, entre Nabuchodonosor et son maître Depardieu, qui est l'homme, qui est la bête ? Delépine est un cinéaste du vivant, qui abolit la séparation entre les espèces. A la fin, une jeune femme se fait littéralement inséminer, engrosser par les trois héros du récit, elle va bientôt mettre bas, comme la vache devant eux qui vient de donner naissance à son veau. Peu importe le père, la filiation : c'est la vie qu'il faut célébrer. Moche, ce petit animal sanguinolent ? comme le pense un des héros. Non, très beau, rétorque la jeune femme qui va enfanter. C'est toute la leçon du film : ce qui est laid est beau, ce qui est triste est heureux, ce qui souffre jouit (la scène de l'orgasme douloureux). Le cinéma de Delépine et Kervern, c'est la réconciliation des contraires.

Le corps humain est filmé sous toutes les coutures, souvent abîmé, toujours assumé : énorme ou fluet, repoussant ou érotique (Ovidie, la vedette du porno), émouvant ou inquiétant (le visage et le regard de Michel Houellebecq), sobre ou alcoolisé. Delépine et Kervern sont des observateurs, leur cinéma est pointilliste : ils ont l'oeil américain et l'oreille fine, saisissent et traduisent la banalité de l'existence, ses petits travers, ses idioties, comme la jeune serveuse de restaurant qui répète mécaniquement aux clients "bonne continuation" après chaque plat, et qui continue à utiliser l'expression dans sa vie. C'est stupide et c'est charmant, amusant, humain.

Une scène formidable, parmi d'autres : Gérard Depardieu et Andrea Ferréol vivent une brève aventure d'amants vieillissants et quittent le lit en se rendant compte qu'ils ont oublié quelque chose, faire l'amour ! Trop tard, ils sont déjà rhabillés. Autre trouvaille : Depardieu prolonge l'amour pour sa femme défunte dans l'au-delà, d'où vient sa voix, enregistrée sur son répondeur téléphonique, qu'il ne cesse d'appeler et d'écouter, jusqu'à ce que la messagerie soit tragiquement pleine.

Faut-il tirer un message du film ? Non, pas de message, pas de morale : rien que la vie, l'amour, l'amitié, la beauté, la souffrance, la mort et tout le reste, c'est-à-dire l'existence. Non plus de mépris ancestral et facile envers le monde paysan, péquenots, bouseux, cul-terreux. Et puis, Jean et Bruno dans le film, n'est-ce pas un tout petit peu Jean et Benoît (Delépine) dans la vie (voir vignette) ? Notons aussi l'apparition, quelques secondes, de notre regretté Raymond Défossé.

Le prochain film des deux compères ? C'est un secret, mais Benoît Delépine nous a donné une indication : Emmaus à Pau, un endroit unique en France, parait-il. Solution à l'énigme dans deux ans, à sa sortie, au CinéQuai bien entendu, toujours aussi nombreux et heureux.

jeudi 10 mars 2016

Twitte et tais-toi



Je me fais vieux, l'ambiance des débats politiques a changé, je ne m'y retrouve plus. Où sont les salles surchauffées d'antan, où l'on s'interrompait, se sifflait, s'invectivait, où l'on en venait parfois aux mains ? Mais après tout, c'est peut-être mieux maintenant, plus calme ... Cette réflexion me vient en lisant L'Aisne nouvelle d'aujourd'hui, le compte-rendu du débat à Gauchy entre les neuf candidats à l'élection législative partielle de dimanche prochain.

Le plus surprenant, c'est moins d'abord les échanges entre les postulants que l'attitude du public, silencieux, tête baissée, comme les fidèles en prière ou les cyclistes dans le guidon. Non, pas de fatigue ni de résignation, mais de la concentration : ce sont des twittos en pleine activité, tout dans les doigts, en train de pianoter sur leur clavier de téléphone mobile (l'oreille ne sert plus à grand chose). Ce sont des réactifs : ils ne sont pas candidats mais s'invitent dans le débat.

Une culture politique nouvelle est en train de naître, sous nos yeux, ou plutôt sous nos doigts. C'est un mixte d'esprit jeun's (même quand on a 60 piges) et de prurit rigolard, plein de LOL et de MDR (jusqu'aux pseudos qui sont rigolos). Après la victoire en chantant, c'est la politique en se marrant. Certains font même des selfies : coucou, c'est nous ! Il faut bien vivre avec son temps.

A la fin, le silence s'est brisé sur quelques paroles chantées de L'Internationale, seule concession au passé. Corinne Bécourt, communiste rebelle, est incorrigible ! Les premiers rangs de l'assistance étaient occupés par la droite, Madame le Maire en tête, les seconds rangs par les socialistes. L'ordre d'arrivée de dimanche soir ? Pas de doute : pour occuper les places, la droite est la plus forte.

Et les candidats, qu'ont-ils donné ? L'Aisne nouvelle a saisi au vol quelques traits de leur personnalité, qui font là aussi réfléchir. Julien Dive : copié collé de Xavier Bertrand, mais pas encore JD. Anne Ferreira : effacée, mais c'est sa tactique assumée de la femme invisible, pour tromper et vaincre l'ennemi. Corinne Bécourt et Anne Zanditénas : plus militantes que candidates ou politiques.

Michel Magniez : d'après le journal, c'est "la révélation de la soirée". Sa capacité à twitter tout en participant au débat a fait sensation : super-twitto, c'est lui ! Comme Napoléon, il peut faire plusieurs choses en même temps. On n'en attendait pas moins d'un professeur en expression-communication. Aïe, aïe, aïe, sa bonne prestation va exciter les jaloux et lui valoir des ennemis. Michel peut aller loin, si les petits cochons ne l'ont pas mangé avant.

Pour le contenu des échanges, je vous laisse lire les articles de presse. Une seule remarque : la loi El Khomri, dont on parle beaucoup ces temps-ci, a fait l'unanimité contre elle, y compris chez la candidate socialiste, qui a quand même précisé que le gouvernement avait fait de bonnes choses. Ouf !

mercredi 9 mars 2016

Antisémite, antisioniste



Lundi dernier, le Premier ministre a fait un beau et grand discours au traditionnel dîner du CRIF, le Conseil représentatif des institutions juives de France. L'antisémitisme n'a jamais cessé d'être un poison en France. Il est aujourd'hui en recrudescence, poussant nos compatriotes juifs a quitté notre pays, leur pays pour Israël. C'est dramatique. Malgré le souvenir du génocide, le mal n'a pas disparu. Mais là où l'intervention de Manuel Valls prend toute son importance, c'est qu'il a tenu un discours de vérité sur la forme contemporaine de l'antisémitisme : l'antisionisme.

Car jamais la haine antisémite ne s'assume comme telle. Elle prend toujours un revêtement qui lui semble honorable, crédible, séduisant. Pendant des siècles, l'antisémitisme était chrétien, malgré l'origine juive de cette religion et son commandement d'amour : les juifs avaient tué le Christ, c'était suffisant. Au XIXe siècle, l'antisémitisme s'est emparé du socialisme : à bas les juifs se cachait derrière à bas les riches. Le juif et l'argent, c'était la nouvelle légende assassine. Au XXe siècle, l'antisémitisme s'est voulu scientifique, défendant un racisme biologique, faisant des juifs une sous-race. On sait comment tout cela s'est terminé.

Aujourd'hui, l'antisémitisme, qui ne peut plus être chrétien, socialiste ou raciste, a changé de peau : il est devenu antisioniste, il se dissimule derrière la dénonciation politique de l'Etat d'Israël. Avec cette ruse, il tente de se refaire une virginité, de brouiller une fois de plus les pistes. Voilà l'idée que le Premier ministre a eu le courage d'exposer. Courage, parce que toute une partie de la gauche est antisioniste, sans être antisémite pour autant (comme n'importe quel pays, l'Etat israélien et sa politique peuvent être critiqués). Mais tout antisémite est de nos jours antisioniste, parce que c'est sa façon actuelle de rechercher une impossible respectabilité. Un exemple parmi d'autres : l'humoriste Dieudonné.

A entendre Manuel Valls, je croyais lire le dernier et récent ouvrage de Bernard-Henri Lévy, "L'esprit du judaïsme", qui fait magnifiquement la démonstration de ce que je viens de dire. Le philosophe rappelle les origines progressistes du sionisme : après guerre, donner une terre aux survivants du génocide, bâtir une démocratie à la manière dont Jean-Jacques Rousseau fonde le Contrat social. Au départ, le projet est laïque et ne plaît pas forcément aux religieux, qui ont une autre Terre promise en tête.

Que le sionisme ait pu par la suite engendrer une forme de nationalisme, soutenant une politique colonialiste, c'est une dérive que nous connaissons bien : en France aussi, la défense de la patrie, qui remonte à Valmy et à la Révolution française, peut dégénérer en nationalisme d'extrême droite. Quoi qu'il en soit, il faut tenir bon sur nos valeurs, combattre cet antisionisme qui est le nouvel avatar de l'antisémitisme. Le Premier ministre, sur ce point comme sur beaucoup d'autres, voit juste et loin.

mardi 8 mars 2016

Ca ne va pas péter



Depuis bientôt dix ans que je rédige ce blog, vous connaissez sans doute Jean-Louis, un copain, dont je vous parle de temps en temps. Quand on se voit, nous causons politique. Il est gauche de gauche de gauche, et comme beaucoup de Français, vaguement anar. Il a une marotte, une rengaine, il me dit souvent, depuis vingt ans que je le connais : ça va péter ! Et à chaque fois, ça ne pète jamais. Si j'étais joueur, je devrais parier avec lui, miser gros et gagner beaucoup ! Ce matin, nous nous sommes vus, et devinez ce qu'il m'a lancé, à propos des manifestations prévues demain contre le projet sur le Code du travail ? Ca va péter ! bien sûr.

J'ai souri, une fois de plus, et je lui ai répondu que les manifs de demain seront peut-être importantes, mais qu'elles n'auront pas l'ampleur attendue, que ce ne sera pas le début d'un vaste mouvement social contre le gouvernement, pour cinq raisons :

1- La pétition à 1 million est un leurre. Les réseaux sociaux fabriquent du grand ou du petit n'importe quoi, et les manifestants de demain ne seront pas les pétitionnaires d'aujourd'hui. Bien sûr, le nombre de signatures est un signe qu'il faut prendre en compte, mais ne pas lui accorder une importance qu'il n'a pas.

2- Le projet de loi n'est qu'un projet (excusez l'évidence, mais tout le monde n'ayant pas saisi la nuance, ou faisant semblant ...), promis à discussion, amendement et modification. On ne déclenche pas un mouvement de masse sur un texte en devenir, inachevé.

3- Le contenu actuel du projet de réforme est divers, multiple, complexe, technique. Il n'y a pas un seul point qui puisse constituer une accroche, un point de fixation. Archimède disait qu'avec un point d'appui, on pouvait soulever le monde. Là, ce n'est pas le cas, contrairement au CIP de Balladur en 1994 ou au CPE de Villepin en 2006.

4- La jeunesse ne sera pas entraînée dans le mouvement, parce qu'elle n'est pas directement et précisément affectée par le projet. Avec le CIP et le CPE, oui, le premier étant une sorte de SMIC jeune, rémunéré à 80%, à durée déterminée, pour les moins de 26 ans. Les syndicats étudiants et lycéens avaient pu facilement mobiliser leurs troupes. Ce ne sera pas le cas contre la loi El Khomri.

5- CIP, CPE, plan Juppé sur les retraites et la Sécurité sociale en 1995 ou réforme des retraites en 2010, les quatre grands derniers mouvements sociaux se sont produits sous des gouvernements de droite. Ce n'est pas un hasard. Au fond de la population, le clivage droite/gauche demeure, beaucoup plus fort qu'on ne le croit. Un gouvernement de gauche peut faire descendre dans la rue, contre lui, des millions de partisans de l'école privée, comme en 1984, ou des millions d'adversaires du mariage homosexuel, récemment, parce que c'est dans l'ordre idéologique des choses (là aussi, on a tendance aujourd'hui à réduire, à tort, l'influence de l'idéologie). Mais jamais, ni hier, ni demain, ni plus tard, jamais des millions de salariés ne se soulèveront contre un gouvernement de gauche, j'en ai la certitude.

Ces arguments et la réalité des faits n'empêcheront pas mon ami Jean-Louis, à notre prochaine rencontre, dans quelques mois, de me répéter : ça va péter ! A force, il finira bien un jour par avoir raison, où ça pétera vraiment. Mais ce n'est pas tous les jours la Révolution française, la Commune de Paris ou Mai 1968. En tout cas, ce n'est pas à mon agenda de demain.

lundi 7 mars 2016

Bas les masques



La presse locale organise ce soir un débat entre les neuf candidats à l'élection législative partielle de dimanche prochain. A quelques jours du premier tour, personne n'y gagnera une voix supplémentaire. Les électeurs savent, moi le premier, pour qui ils vont voter. Les programmes sont connus, les professions sont arrivées ce matin au courrier. Les militants trouveront forcément formidable la prestation de leur poulain (ou de leur pouliche), même quand ils auront été mauvais : c'est une loi psychologique invariable et assez amusante. Alors, à quoi sert un tel débat, si ses retombées électorales sont nulles ?

Il sert à la démocratie, et ce n'est pas rien. C'est l'unique moment où les postulants, qui n'ont pas nécessairement envie de se rencontrer, sont obligés de se confronter à l'autre, l'adversaire et le journaliste. D'ordinaire, les milieux politiques cultivent l'entre soi, protecteur, facile. Les meetings, les réunions électorales ne rassemblent que les convaincus. C'est le moyen de se réconforter, de se rassurer, un effet d'image ou d'annonce, une forme de communication. On vient écouter et applaudir. Le débat, lui, fait sortir de la maison et de son confort idéologique, il est souvent imprévisible, il bouscule. C'est pourquoi il est essentiel à la vie démocratique.

Si le débat n'apprend rien sur les idées qu'on ne sache déjà, il apprend beaucoup sur les personnes. Les visages avenants des affiches sont des masques, qui tombent lors d'un débat. Car un bon projet peut être porté par un mauvais candidat. Les qualités individuelles comptent aussi au moment du choix. Savoir s'exprimer clairement, être compris du public, ne pas lire son texte, organiser ses idées, utiliser de bons exemples, maîtriser les dossiers, avoir le sens de la répartie, ce ne sont pas des qualités de pure forme, simplement rhétoriques, mais des capacités nécessaires au métier d'élu. Prendre la parole devant une assemblée, présenter un projet, réfléchir à un choix, convaincre des partenaires, c'est ce qu'on attend d'un futur représentant, quel que soit son mandat. Le débat permet de savoir qui a le niveau.

Le dernier débat du genre, pour les élections municipales, a été de ce point de vue révélateur. Yannick Lejeune (FN) était absent, comme il sera absent, effacé, muet les mois suivants, et dans la vie locale, et dans les séances du conseil municipal. Olivier Tournay (PCF) s'était alors montré pugnace, incisif, informé, une attitude qui annonçait l'opposant n°1 qu'il est aujourd'hui. Au contraire, Michel Garand (PS) avait surpris par sa maladresse, son manque de combativité qui le conduiront, un an plus tard, à démissionner. Ce soir aussi, l'avenir sera sur scène, pour ceux qui sauront voir et entendre. Un seul regret : le débat n'est pas public. Une entrée libre apporterait une tension supplémentaire, soumettrait les candidats aux réactions de la foule, sel de la terre en démocratie.

dimanche 6 mars 2016

Séminaire sur la religion



L'IUTA (Institut universitaire tous âges) de Saint-Quentin m'a demandé d'intervenir pour un séminaire de six cours magistraux d'une heure trente chacun, me laissant libre de choisir le sujet. J'ai retenu la religion. Celle-ci est la grande absente de la pensée philosophique contemporaine, à quelques exceptions près, René Girard par exemple, disparu il y a peu. Le sociologue Jean Birnbaum vient de publier un essai stimulant sur ce refoulé, cet impensé : "Un silence religieux, la gauche face au djihadisme". Et puis, l'actualité pousse à réfléchir sur ce thème : montée de l'islamisme, querelles autour de la laïcité, sécularisation massive, etc.

Je commencerai par la pensée de Pascal, philosophe, scientifique et mystique (le 10 mars). Puis j'aborderai un christianisme oublié, lointain quoique fondateur : la spiritualité orthodoxe (le 17 mars). Autre figure à la croisée de la philosophie et du christianisme : Simone Weil, rebelle à toute Eglise (le 24 mars). Une tradition religieuse bien connue mais mal comprise, très en vogue aujourd'hui, mérite examen : le bouddhisme (le 31 mars). Ecrivain et théologien à sa façon, prophète tonitruant et anticlérical paradoxal, le grand Léon Bloy nous donnera lui aussi à penser (le 21 avril). Je n'ai pas voulu terminer ce pieux séminaire sans évoquer l'athéisme, ce double inversé de la foi.

Il y a de quoi faire, comme vous le constatez ! Ces cours auront lieu le jeudi, aux dates ci-dessus indiquées, de 16h00 à 17h30, à l'IUT, 48 rue d'Ostende. Je serai heureux de vous y retrouver, ne sachant pas cependant s'il est encore possible de s'inscrire. Voyez auprès de l'IUTA : 03 23 62 89 30 ou 06 04 43 07 52

samedi 5 mars 2016

La magie des mots



Notre société parle mal. Il y a bien sûr plus grave. Mais c'est un fait : nous causons et écrivons plus mal qu'il y a une quarantaine d'années. Dans les médias, le langage est approximatif. Les hommes politiques ne donnent pas non plus le bon exemple. Et pourtant, paradoxalement, nous devenons de plus en plus tatillons, pointilleux et susceptibles sur les mots, alors qu'autrefois on y faisait beaucoup moins attention. C'est sans doute parce qu'une société en mal d'idées et qui désespère de l'action publique finit par se replier sur les mots, notre dernière valeur refuge. Le monde moderne retourne à l'univers antique, archaïque, magique qui accordait une valeur absolue aux mots, qui croyait qu'une formule de prêtre ou une incantation de sorcier avaient des conséquences réelles sur les êtres, la nature ou la matière.

Ainsi, lors du récent remaniement gouvernemental, l'intitulé d'un ministère a choqué certaines féministes : Ministère de la Famille, de l'Enfance et des Droits des femmes. Mettre ensemble la famille, les gamins et les femmes a déplu. Pour un peu, François Hollande se serait fait traiter de pétainiste. Mais il n'en est plus à une critique près ... Moi, franchement, je n'ai pas tiqué. Ou alors il faut vraiment avoir l'esprit mal placé. On ne pouvait pas découper le ministère comme un saucisson, une rondelle pour chacun. Il fallait bien faire des rapprochement. On n'allait quand même pas associer la Famille au Travail, l'Enfance à l'Industrie ou les Droits des femmes à la Santé !

Mais un autre problème a surgi : la Famille a été jugée trop réducteur, voire réactionnaire. Là, François Hollande a bougé, il a fait un merveilleux cadeau aux féministes critiques, il les a comblées en modifiant légèrement le nom du Ministère : non plus LA mais LES Familles ! Entre nous soit dit, je ne vois pas la différence fondamentale : LA Famille est une expression générique, qui inclut toutes les formes de famille, et nous savons qu'elles sont, dans notre société et à travers l'histoire, de taille, de nature et de composition très variées, sans véritable modèle standard, canonique. De même, quand je dis "l'homme", ce terme recouvre tous les êtres humains, y compris les femmes. Où est le problème ? Pas dans le sens, que tout le monde comprend, mais dans le mot, qui chiffonne.

Le président de la République a donc joué les grands magiciens. Il a mis un pluriel, a introduit le "s" et les féministes concernées ont été satisfaites. Finalement, en politique, il en faut parfois peu pour faire plaisir. La lettre en plus ne change rien et pourtant elle change tout. C'est ça la magie. Sauf que tout le monde n'est pas content : les adversaires du mariage homosexuel protestent, y voient, dans cette défense DES familles, une attaque contre LA famille. Magie blanche pour les unes, magie noire pour les autres.

Si je voulais à mon tour entrer dans la magie, je pourrais pinailler : pourquoi un F majuscule aux familles ? C'est une façon de solenniser et de substantialiser, comme parlent les philosophes, un mode de vie qui n'est pas unique, qui a une dimension culturelle. C'est une forme de mépris, d'arrogance, de stigmatisation, de discrimination (j'utilise ici la batterie des termes très en vogue aujourd'hui) envers toutes celles et ceux qui ne vivent pas au sein de la cellule familiale, qui sont de simples individus, néanmoins respectables. Mais le problème avec la magie, c'est qu'une fois qu'on y est entré, on n'en sort plus.

vendredi 4 mars 2016

Syndicats et partis



Les organisations syndicales se sont réunies hier pour préparer leur réponse et leur riposte au projet de loi en cours sur la réforme du Code du travail. Même si je suis favorable à ce texte, je ne conteste pas l'attitude des syndicats, qui remplissent tout simplement leur rôle, qui est de défendre les intérêts des salariés. C'est une tâche professionnelle, corporative si l'on veut, et pas strictement politique.

Un parti, c'est autre chose : il travaille pour l'intérêt général de toute la population, alors qu'un syndicat s'inscrit dans une démarche particulière, catégorielle, parfois individuelle. Le gouvernement, avec la loi dite El Khomri, a pour objectif de favoriser la création d'emplois sur le moyen et le long terme, par un assouplissement des règles d'embauche. Ce n'est évidemment pas le but d'un syndicat, qui lutte pour préserver ce qui existe, dans l'intérêt immédiat et direct des salariés. Les finalités et les temporalités d'un parti et d'un syndicat ne sont pas les mêmes. Les manifestations prévues ne me choquent donc pas. En République, elles sont dans l'ordre des choses, chacun réagissant dans la logique qui est la sienne, syndicat ou parti.

Je remarque aussi que la rencontre d'hier a confirmé, une fois de plus, l'existence de deux types de syndicalisme : l'un qui est réformiste, dans lequel je me reconnais, l'autre qui est de lutte de classes. Le premier privilégie la négociation et les contre-propositions (c'est ce qu'on fait hier la CFDT et l'UNSA, notamment), le second penche plutôt pour la confrontation, le rapport de forces, le mot d'ordre de retrait (c'est le cas de la CGT, de la FSU, de SUD et, depuis 1995, de FO, anciennement réformiste). Ces deux types de syndicalisme, nonobstant ma préférence, ont leur parfaite légitimité. Il est même heureux, pour la démocratie, que les salariés aient ce choix possible dans notre tradition nationale.

Notre histoire sociale doit beaucoup à la charte d'Amiens, qui établit l'indépendance des syndicats à l'égard des partis politiques, du gouvernement, de l'Etat. C'est un bien auquel je tiens, même s'il a rendu impossible en France l'existence d'une véritable social-démocratie, où syndicats et partis sont fortement liés, comme dans plusieurs pays d'Europe. Chez nous, un syndicaliste peut bien sûr avoir un engagement politique, mais il ne doit pas faire de politique dans l'exercice de son mandat. Inversement, et on oublie trop souvent la réciproque, un politique n'a pas à être le porteur de revendications syndicales, qui ne sont pas de son ressort (même s'il doit écouter les syndicats et négocier avec eux). C'est cette distinction des rôles qui est remise en cause dans l'actuel mouvement de protestation contre la réforme.

Autant je ne critique pas les syndicats d'agir comme bon ils l'entendent, autant je condamne les hommes politiques qui ne respectent pas le rythme parlementaire ou qui, pire, adopte une attitude de rejet d'un projet issu d'un gouvernement qu'ils sont censés, en tant que socialistes, soutenir (voir le billet de mardi, Atteinte à la démocratie). Que ce soutien attendu soit critique, partagé, comme l'est celui du premier secrétaire du Parti socialiste Jean-Christophe Cambadélis, n'a rien en soi de choquant : ce projet de loi est fait pour être discuté, discutons-le. Mais quand on exige son retrait, c'est qu'on refuse la discussion. Que le MJS, Mouvement des Jeunes Socialistes, se prépare à participer aux manifestations contre une mesure essentielle du gouvernement socialiste est proprement hallucinant. Certains me diront que la jeunesse est une excuse. Je ne crois pas.

jeudi 3 mars 2016

Réformistes contre réformistes



Les déchirements actuels entre socialistes autour de la réforme du Code du travail laissent croire à un conflit majeur qui opposerait une majorité réformiste à une minorité frondeuse, allant se chercher des alliés à l'extérieur du Parti, principalement à la gauche de la gauche. Mais c'est largement un trompe-l'oeil. L'aile gauche du PS a toujours existé, elle ne l'a jamais emporté. Elle mène une guerre de positions qui la conduit nécessairement à la défaite. Elle demeure une minorité agissante, parfois bruyante, plus ou moins influente mais pas gagnante. Elle se partage les restes, intervient à la marge, se rallie à l'un ou à l'autre mais n'a jamais constitué l'axe central du Parti socialiste. Elle est spectatrice d'un affrontement qui se joue en dehors et qu'elle tente d'arbitrer. Elle est un renfort ou une nuisance, une éternelle opposition, pas une majorité.

Le vrai clivage passe à l'intérieur du bloc réformiste. Il commence aujourd'hui à se dessiner entre Manuel Valls et Emmanuel Macron. C'est un affrontement d'hommes, de sensibilités et d'idées, inhérent d'ailleurs à toute vie politique, dont il ne sert à rien de se désoler. Mais c'est ce combat-là qu'il faut observer, car il est décisif et structurant, et pas la guéguerre entre réformistes et traditionnalistes, parfois surjouée et dont l'aboutissement est connu d'avance. Le conflit encore larvé entre Valls et Macron est une histoire ancienne, que le Parti a toujours éprouvé. Réformistes contre réformistes, c'est un bras de fer qui a traversé toute la Ve République, dans des configurations diverses et variées :

Années 1960 : les réformistes concurrents, Gaston Deferre et François Mitterrand. On se souvient du vainqueur François, on a aujourd'hui oublié le prétendant Gaston. Et pourtant, il a été candidat socialiste à la présidentielle de 1969 et a essayé, en vain, de l'être en 1965. Son réformisme à lui était anticommuniste. A l'époque, Mitterrand n'était pas encore socialiste, mais républicain de gauche, proche du PCF par tactique.

Années 1970 : les réformistes alliés, Michel Rocard et Pierre Mauroy, qui scellent leur amitié politique au congrès de Metz, en 1979. L'un vient du PSU, l'autre de la SFIO, deux cultures différentes, mais deux sociaux-démocrates assumés, du genre raisonnable, au moment où Mitterrand devient à la fois socialiste et marxiste, pour rattraper le temps où il n'a été ni l'un ni l'autre. Alors, le fondateur du parti d'Epinay court après les communistes, signe le Programme commun et s'allie avec l'aile gauche que représente le CERES de Chevènement. On sait comment tout cela s'est terminé.

Années 1980 : c'est la décennie Mitterrand, la gauche au pouvoir, le gouvernement qui se convertit à la rigueur. La bataille idéologique entre les réformistes passe au second plan.

Années 1990 : les réformistes adversaires, Laurent Fabius et Lionel Jospin, qui entrent progressivement dans l'après-Mitterrand, s'en disputent l'héritage, l'un proclamant son devoir de fidélité et l'autre son droit d'inventaire. Au congrès de Rennes, jamais l'affrontement entre réformistes n'aura été aussi saignant.

Années 2000 : les réformistes rivaux, Ségolène Royal et Dominique Strauss-Kahn, qui s'affrontent lors de la primaire de 2006 pour désigner le candidat à la présidentielle. Elle est atypique, il est moderniste, tous les deux échoueront. C'est un troisième larron caché dans le bois, tirant les marrons du feu sans que personne ne le voit venir, qui s'imposera quelques années plus tard à la tête des réformistes, jusqu'à s'imposer à la tête du pays : François Hollande. Lionel Jospin, depuis 2002, a pris sa retraite politique et Laurent Fabius s'est discrédité en ralliant les adversaires du Traité constitutionnel européen en 2005, que tout bon réformiste ne pouvait que soutenir.

Années 2010 : les réformistes complémentaires, Manuel Valls et Emmanuel Macron. C'est en tout cas ce que je souhaite, sur le modèle de l'union entre Rocard et Mauroy autrefois. Leur tâche historique sera d'installer définitivement le Parti socialiste dans la social-démocratie, comme la tâche historique de François Mitterrand aura été d'en faire un parti d'alternance.